La Grande Thiérache, l’autre pays du flacon

Aux confins des départements français de l’Aisne, des Ardennes, du Nord et de la province belge de Hainaut se trouve la Grande Thiérache, aire géo-économique propre du fait de l’ancienneté de l’art du verre. Cette situation perdure jusqu’aux XIXeXXe siècles, époque où l’industrie verrière du flaconnage y est florissante. Or, entre Picardie et Normandie, la vallée de la Bresle (actuelle Glass vallée), où sont toujours fabriqués nombre de flacons contemporains, est la seule reconnue. Pourtant, la Grande Thiérache fut l’autre pôle de production du flaconnage avec ses sept verreries. Et s’y perpétuent toujours la fabrication automatique, avec Gerresheimer Momignies SA (B), et le souvenir du travail à la main et du semi-automatique, avec l’Atelier-musée du verre à Trélon (site de l’Écomusée de l’Avesnois ; Nord).

The Grande Thiérache, the Other Region for Perfume Bottles

At the limits of the French departments of Aisne, Ardennes and Nord and of the Belgian province of Hainaut, the Grande Thiérache area can be considered as a specific economic area due to the ancient art of glass practice. This situation lasts until the 19th-20th Century, a time when the perfume glass bottle industry is particularly flourishing. However, nowadays, only the Normandy region of the Bresle Valley (called Glass valley) has gained recognition even though seven important glassworks were important production centres in the Grande Thiérache. Today, automatic production is still going on at Gerresheimer-Momignies SA, and an Atelier-Musée du verre (glass-workshop museum) in Trélon is keeping alive the memory of traditional semi-automatic and traditional know-how.

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Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6. avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 165-176.

Aux origines d’une production industrielle

Rechercher les origines du flaconnage en Grande Thiérache revient à expliquer les raisons de son implantation et à déterminer ce qu’est cette fabrication.

L’usage du flacon est très ancien, en Grande Thiérache, des fragments de cols de bouteille-flacon du dernier quart du XVIe siècle ont été retrouvés sur le site verrier de Follemprise (Clairfontaine, Aisne ; Palaude et Dégousée, 2002-2003). Non loin, deux siècles plus tard, les ouvriers du Houÿ-Monplaisir à Fourmies (Nord) soufflent des petites flasques de poche et très probablement des flacons pour d’autres usages. En 1813, la verrerie interne du Nouvion-en-Thiérache (Aisne) produit du matériel propre à la chimie, à la physique et à la pharmacie (Miroy-Destournelles, 1813, p. 191). Le flacon fait donc partie depuis longtemps de l’éventail des fabrications de la Grande Thiérache [fig. 1].

Carte de la Grande Thiérache (Aisne, Ardennes, Wallonie) en France et Belgique et de la vallée de la Besle dite Glass Vallée en Normandie
Fig. 1 — La Grande Thiérache, l’autre pays du flacon, en vis-à-vis de la vallée de la Bresle. (© S. Palaude)

En 1847, les maîtres de verreries blanches — par opposition au verre foncé-noir à bouteilles — de Trélon, Sars-Poteries et [Houÿ-Monplaisir-] Fourmies (Nord), ainsi que du Garmouzet (Le Nouvion-en-Thiérache, Aisne), précisent que dans leurs usines, il se fabrique « gobelèterie [et] gouloterie » en verre ordinaire, c’est-à-dire, d’une part, tout le nécessaire au service de la table, des cabarets et des cafés, et, d’autre part, tout ce que sont bocaux, vases et ustensiles divers pour droguistes, pharmacies, laboratoires… (Impôt sur le sel […], 1847, p. 4, note 1). La gouloterie, synonyme de flaconnerie et flaconnage, ne demande qu’à se développer.

En l’absence de données sur la droguerie, la chimie ou la pharmacie, un regard sur l’évolution du seul secteur de la parfumerie en France suffit pour augurer de l’avenir. Les évaluations des rapporteurs aux expositions de Paris sont de 12 millions de francs en 1836, 18 millions en 1856, 26 millions en 1866, 45 millions en 1878, 70 ou 75 millions en 1889, 80 millions en 1900 (Picard, 1906, p. 115). Belle progression depuis 1810 où le poids commercial de la parfumerie représentait à peine 2 millions de francs (Barreswil, 1863, p. 274)1. La fabrication de flacons n’a pu que croître elle aussi, puisque le matériau verre ne retient pas les odeurs et demeure quasi inaltérable.

Le Bazar parisien de 1822-1823 mentionne deux magasins à Paris où l’on peut se procurer « assortiment de flaconnerie pour les nécessaires », voire « flaconnerie bouchée à l’émeri », procédé d’étanchéisation verre sur verre par abrasion (Malo, 1822-1823, P. XIX, 17 et 153). Flaconnerie est donc le terme le plus anciennement usité. L’Encyclopédie du commerçant nous rapporte en outre, dans un paragraphe aux informations datant de la fin des années 1830, que les articles de flaconnerie sont désignés par « gouleaux droits » et « gouleaux renversés » (1855, p. 2221). Ici, se comprend la dénomination de gouloterie, issue du mot goulot — de gueule, goule, goulet — et signifiant « cou de tout vase dont l’entrée est étroite » (Littré, 1874, p. 1898), laquelle disparaîtra bientôt du vocabulaire verrier [fig. 7]. Pourtant, en 1874, le législateur établit un nouveau droit dit de consommation intérieure, à hauteur de 10 francs les 100 kg de « gobeleterie, gouloterie et autres articles en verre blanc et uni » et de 15 francs le quintal des mêmes « en verre de couleur ou façonnés » (Journal Officiel, 29 janvier 1874, p. 837). Ultime soubresaut linguistique, sans doute, d’un mot dont la définition ne correspond pas à celle donnée dans le Dictionnaire de la langue française : « petits articles en verre » (Littré, 1886, p. 177). Il s’agit de flacons de tous usages, formes et tailles pour les pharmaciens, droguistes, chimistes, parfumeurs, liquoristes, confiseurs…

Mais pourquoi en Grande Thiérache ? Répondre revient à comprendre la manière dont on élabore du verre. Il faut mélanger du sable (base) avec de la soude ou de la potasse (fondant) et de la chaux (stabilisant), puis porter le tout à 1 200-1 400 °C dans des creusets de fusion placés dans un four chauffé jour et nuit, sans interruption possible. À côté, dans l’arche à recuire, chaque objet fraîchement façonné, donc chaud, est mis à « refroidir » par abaissement progressif contrôlé de la température. La présence d’un immense manteau forestier explique en grande partie l’ancienneté de la tradition du verre en Grande Thiérache. Sous l’Ancien Régime, les verreries énergivores sont placées, voire déplacées, à proximité des approvisionnements en bois, unique combustible surabondant. Puis, elles finissent par se « sédentariser », telle celle du Houÿ-Monplaisir à Fourmies au milieu du XVIIIe siècle.

Même si le charbon prend le relais comme combustible des fours verriers, c’est encore l’abondance du bois, d’origine privée celui-là puisqu’il appartient au comte de Mérode, marquis de Trélon, à qui l’on doit la création de la première verrerie trélonaise en 1807, d’abord en bouteilles, puis en verre à vitres, enfin en cristal et gobeleterie. Passée sous la coupe de la Compagnie de Baccarat en 1826, on y produit du cristal de Baccarat-Four de Trélon pendant près de dix années. Or, les gobeleteries fabriquent depuis longtemps des flacons, de garnitures de toilette par exemple, mais aussi d’autres contenants. On dispose en effet d’un flacon trélonais de cheminée représentant le buste de Napoléon Ier sur son socle [fig. 2]. Ce dernier, soufflé moulé, donc creux, fait office de contenant et le buste, soufflé moulé de même, celui de bouchon, lequel a été rodé à l’émeri (Sèvres-Cité de la céramique, inv. n° 1600). Il présente sous son fond le millésime gravé 1833 (Hartmann, 1997, p. 350). Selon les archives de fabrication de Baccarat-Trélon conservées désormais par la Société archéologique et historique de l’arrondissement d’Avesnes-sur-Helpe, Napoléon Ier partage les honneurs avec Voltaire ou encore un Mamelouk.

Buste de Napoléon en verre soufflé, France, 2e quart du 19e siècle
Fig. 2 — Flacon de cheminée en buste de Napoléon Ier, 1833 ; fabrique de M. Godard et Cie à Trélon, verre soufflé moulé, H. 24,7 cm. Coll. Sèvres/Cité de la céramique, inv. n° 1600. (Cliché S. Palaude)

Paradoxalement, le flaconnage se fait discret, malgré sa position commerciale croissante. Le dernier objet soufflé le 26 juin 1887 en l’établissement anorien de Saint-Gorgon, fondé en 1870 et pourtant spécialisé en « gobletterie & éclairage », est un flacon-encrier sur lequel sera gravé : « Dernière pièce fabriquée par la verrerie de St Gorgon (Anor) G. U. Directeur » (Écomusée de l’Avesnois, inv. n° 996.53.3.1-2). Mais comment réalise-t-on un flacon ?

Depuis des temps immémoriaux et jusqu’en 1962 pour les derniers exemplaires, le verrier de la Grande Thiérache souffle son flacon au moyen d’une canne, long tube métallique au bout duquel il prélève sa paraison (masse de verre chaud). En insufflant l’air de ses poumons, il gonfle la bulle de verre qui prend la forme du moule dans lequel il l’a placée. Pour achever l’objet, le verrier le reprend par le côté opposé à celui où il vient de souffler, ce au moyen d’un pontil, longue tige métallique au bout de laquelle est enroulé un petit morceau de verre chaud sur lequel l’objet est « collé » momentanément. Une fois détachée de la canne de soufflage, l’extrémité de la pièce est réchauffée, le surplus de verre « rogné » au besoin avec des ciseaux, puis le verrier y engage les lames de ses fers pour conformer définitivement la lèvre.

Soit il évase celle-ci plus ou moins, soit il se contente de laisser le verre droit avec terminaison simple ou méplate à l’équerre, quoique dans le premier cas il peut s’éviter le rognage en laissant la lèvre à l’état brut, puisque celle-ci, une fois refroidie, sera ensuite « dressée » (rendue plane) sur lapidaire ou sur « fletteuse » à la taillerie, puis légèrement chanfreinée de part et d’autre de la surface aplanie. Inversement, si l’ouvrier verrier poursuit son action et « ourle » vers l’extérieur la partie supérieure du verre chaud avec ses fers, il provoque un repli externe2. Il façonne de la sorte un « goulot renversé », sans aspérité et/ou irrégularité sur le bord, ce qui permet d’éviter de gêner le bouchage et/ou de blesser le futur utilisateur. Cependant, le formage du col subit bientôt une évolution.

Le verrier finit alors sa pièce à l’aide d’un outil spécial, d’abord appelé fers à embouchures, puis pince à carnettes. Selon Georges Bontemps, cette pince de finition est utilisée vers 1828 par les fabricants de verre anglais et écossais (Bontemps, 1868, p. 512). Elle se compose de trois parties : un moyeu central et deux demi-moules. Le moyeu permet de standardiser l’intérieur du goulot tandis qu’en refermant l’un sur l’autre les demi-moules, le verrier détermine l’exacte conformation de l’extérieur du sommet du col et de la lèvre, créant un « goulot droit » à arêtes précises [fig. 3]. En usage en Grande Thiérache au moins dans les années 1830 en bouteillerie (Palaude, 2009, p. 235-327), cette pince l’est certainement dans la décennie suivante en verrerie blanche.

Pince à carnettes et un sabot pour mouler et façonner le verre, Belgique, moitié du 20e siècle
Fig. 3 — Pince à carnettes et sabot en action au flaconnage de Momignies, vers 1950. (© Tous droits réservés)

Enfin, le verrier remplacera aussi le pontil en verre par un sabot, longue tige métallique au bout de laquelle une sorte d’étrier en fer ou bien un boîtier en tôle est soudé. L’étrier ou le boîtier est à la dimension de la partie inférieure de la pièce que le verrier glisse à l’intérieur, laissant dépasser la partie supérieure de l’objet à finir. Il peut aussi user d’un « pontil à griffes », sorte de pince à trois doigts de préhension. Si l’objet comporte un décor en relief (inscription, etc.) ou une forme angulaire, le verrier souffle « en plein », car il ne peut pas tourner sa paraison dans le moule ; comme il le fait habituellement pour gommer les traces des deux à trois coquilles qui le composent. Quant aux bouchons, ils sont fabriqués à la presse, sauf lorsqu’ils sont creux, c’est-à-dire soufflés à la bouche, parfois eux aussi « en plein » ; encore appelé « soufflé-moulé ».

La « place » ou équipe produit plusieurs centaines de flacons sur une journée de travail. L’apprentissage du métier s’effectue « sur le tas » en regardant les anciens œuvrer. On commence jeune, mais si l’on parvient à gravir les échelons, on finit par bien gagner sa vie. Et si auparavant, le personnel était multitâche, au cours du premier XIXe siècle, chaque membre de la « place » se retrouve spécialisé dans une action répétitive, afin d’accroître la productivité du groupe.

Au Houÿ-Monplaisir à Fourmies, site fondé à la fin du XVIe siècle, on souffle des flacons assurément depuis les années 1840. En 1859, l’usine est louée par la société Larose Frères, puis en 1869 par Forest, Larose et Cie, société qui fait faillite quatre ans plus tard malgré une production variée de gobeleterie, éclairage et surtout flaconnerie3. Parmi la clientèle, la commune de Clairfontaine, le Dr Gervais (Wignehies), Fontaine (Origny-en-Thiérache) et le marchand épicier Michaux (Fourmies) ; donc de proximité. Plus éloignés : Gastal (Paris), Daniel Lévy [Paris ?], Salendrouce (Paris) et Debaignard (Marseille). Certains produits doivent être haut de gamme, car la société fabrique du verre opale et détient du minium, l’oxyde de plomb avec lequel on prépare le cristal. Quant aux contenants en stocks au 29 novembre 1873, ils sont de prix et tailles fort divers et désignés sous le terme générique de flacon, à l’exception d’environ 20 % reconnus comme anglais nos 2 à 5, colorigènes verre bleu, limandes (aplatis), bouteilles pour fraudeurs (sic), flacons d’Origny [pour Fontaine ?] et petites bouteilles appelées goulots (sic). S’y ajoutent bocaux et conserves.

À travers cet exemple fourmisien, on touche cette réalité qu’il faut prendre aujourd’hui en compte : majoritairement, les flacons sont vendus comme contenants simples, à charge pour l’acheteur de les « habiller ». D’où ce foisonnement d’étiquettes, parures papier, boîtes d’emballage et autres rubans chez les parfumeurs, par exemple, seuls véritables signes distinctifs du produit fini.

Les flacons de la verrerie de Momignies (Wallonie, Belgique) en 1925
Fig. 4 — Échantillonnage de flacons maison de la verrerie de Momignies en 1925 (détail). (© Tous droits réservés)

Quantité de flacons maison aux formes connues de bien des verreries françaises, voire belges, existent [fig. 4]. Il est donc souvent impossible d’attester d’une origine précise. Ces flacons maison sont cependant personnalisables. En effet, comme le fait remarquer en 1883 Duponchel, maître de la verrerie d’en bas créée en 1801 à Sars-Poteries, on grave à la roue le nom du client (Commission d’enquête…, 1884, p. 474). C’est la méthode la plus anciennement employée. Mais, le pharmacien qui demande ce genre d’article — par exemple, quoique ce soit cette profession le plus souvent — n’en commande que 300 à 500 exemplaires, exceptionnellement plusieurs milliers. Or, la fourniture de cette clientèle représente un chiffre d’affaires considérable. Aussi, par après et un peu partout en France, a-t-il suffi de changer une plaque latérale escamotable à l’intérieur du moule de soufflage pour que le flacon basique devienne celui attesté du sirop d’un médecin réputé. Le verrier y gagne en rapidité d’exécution et son employeur sur le coût de fabrication. Toutefois, ce n’est pas parce que le nom du client et/ou celui de son produit apparaissent clairement en relief sur le verre que le flacon est définitivement attribué et attribuable [fig. 5, 9].

Minuscule flacon-montre Vibert Frères, Paris, France, début du 20e siècle
Fig. 5 — Flacon-montre « Vibert Frères Paris » ; coll. part. Issu d’un ramassage sur le site de la Verrerie Blanche d’Anor le 7 novembre 2008, ce flacon démontre toute la dextérité des ouvriers verriers flaconniers capables de souffler de très grands bocaux comme de très petits contenants comme celui-ci. (Cliché S. Palaude)

Les moules maison ne constituent pas non plus des modèles déposés par l’établissement verrier qui les utilise, mais sont plutôt à considérer comme entrés dans les habitudes commerciales générales. Tout le monde produit le flacon mexicain ! Il faut attendre la charnière des XIXeXXe siècles pour que naissent des modèles de flacons en verre propres à un client particulier. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, à partir de cette époque, à côté des moules maison, on retrouve de plus en plus de moules dont le client est propriétaire de plein droit et que l’établissement verrier, qui l’utilise et en assure la maintenance moyennant facturation, restitue en fin de contrat de fabrication. Plus rarement, la verrerie dispose de quelques modèles déposés à son nom. Cette façon d’opérer a son revers, car le client aura loisir de faire fabriquer là où il aura passé marché, jusqu’à commencer la production dans une verrerie pour la poursuivre dans une autre ou à faire fabriquer le contenant dans l’une et son bouchon dans l’autre. Cela rend la recherche d’origine de fabrication quasi impossible.

Tout ceci ne signifie pas que dans les années 1880, seules les verreries ont des modèles à proposer. La clientèle, majoritairement rencontrée sur Paris, doit aussi exposer ses desiderata. Au maître de verrerie de savoir les transformer en objet soufflé à la bouche, car toute idée n’est pas nécessairement transposable en façonnage. Duponchel nous apprend, mais il parle pour les gobeleterie, flaconnage et éclairage sarséens confondus, qu’il prend à Paris, non pas ses modèles, mais « les matrices seulement », c’est-à-dire les moules (Commission d’enquête…, 1884, p. 476). Or, faire couler un moule coûte cher pour le client, puisque c’est à sa charge, surtout s’il n’en tire que de petites séries. La question reste ouverte.

La Grande Thiérache présente des prédispositions pour accueillir le flaconnage industriel. L’art du verre y est ancien et le flacon tient déjà sa place en gobeleterie.

À la gloire du flacon

C’est à la charnière des XIXeXXe siècles que se développe tout le potentiel flaconnier de la Grande Thiérache, comme dans la vallée de la Bresle.

Carte des verreries de verre blanc de la Grande Thiérache, France et Belgique, première moitié du 20e siècle
Fig. 6 — Les verreries blanches de la Grande Thiérache. (© S. Palaude)

En 1883, Duponchel et son confrère Imbert, de la verrerie d’en haut créée en 1869 à Sars-Poteries, font fabriquer « à grande échelle la fiole de pharmacie à petit goulot ». Ils sont fortement concurrencés par les Allemands qui proposent leurs produits de 24 % (flacon de 250 gr.) à 35 % (flacon de 500 gr.) moins chers, car « il s’est monté en Allemagne, depuis un an ou dix-huit mois, des fabriques qui font ce genre de fiole dans des conditions incroyables » (Commission d’enquête…, 1884, p. 473). L’essor du flaconnage est donc européen, voire international [fig. 7]. Bien évidemment, les Allemands ne s’attaquent qu’aux marchés en très gros et l’on omet de parler de la concurrence belge. Ceci explique cependant la proche phase d’implantation massive de flaconnages en Grande Thiérache.

3 bocaux de verre du Catalogue général illustré Raoul Neveu
Fig. 7 — Bocaux (fig. 373), cols droits (fig. 374) et goulots (fig. 375) du Catalogue général illustré […] Raoul Neveu, début du XXe siècle ; la désignation de goulot perdure tandis que le terme de gouloterie a disparu. Coll. Écomusée de l’Avesnois. (Cliché S. Palaude)

En 1898, l’ancienne verrerie noire créée par Alphonse Poulet trente ans plus tôt au bord de la voie ferrée retrouve enfin une activité en verre blanc pour pharmaciens, parfumeurs… grâce à Émile Meunier-Richard, ancien quincaillier à Fourmies, et à Édouard Evrard, maître potier à Anor. Outre la Verrerie Blanche d’Anor [fig. 5], ceux-ci ambitionnent dans la foulée d’ériger une succursale tout près, mais à Momignies , en Belgique, c’est-à-dire après la frontière, pour éviter les droits d’entrée qui s’élèvent à 10 % sur les produits fabriqués4. Associé avec Justin Gillet à cette occasion, ils sont pris de vitesse par celui-ci : ayant réussi à rassembler autour de lui vingt-deux actionnaires dont un seul est belge, momignien de surcroît, tous les autres, lui compris, étant français et pour la plupart de Fourmies et sa région, il parvient à installer sa propre verrerie au pied de la voie ferrée courant l’année 1898 [fig. 8]. Le personnel provient de la vallée de la Bresle, de Sars-Poteries, Trélon et, plus tard, Quiquengrogne.

Flacon-bouteille ornithomorphe en verre blanc
Fig. 8 — Flacon « Martin-pêcheur » d’origine probablement grand-thiérachienne, corps soufflé-moulé et bouchon pressé ; coll. Commune de Momignies (B). (Cliché S. Palaude)

Il existe désormais trois flaconnages à part entière en Grande Thiérache. Trois, car les deux établissements verriers de Sars-Poteries ont été réunis en 1883 en la main d’Henri Imbert, lequel décide de spécialiser la verrerie d’en haut dans le flacon, discrètement. Si tout ce qui se fait en gobeleterie est fort développé sur les en-têtes de lettre sarséens, on se conteste d’ajouter au-dessous « flaconnerie » et la gamme des flacons n’apparaît réellement que dans l’addition d’une cinquième partie au catalogue de 1885… en 1895.

Quatre créations de flaconnage suivent. Le 20 décembre 1900, Alfred Mairesse, marchand de fer à Wignehies (Nord), sollicite l’autorisation d’en fonder un à Fourmies, lieudit le Fourneau5. Le 7 mai 1902, Léon Paul Tissier, dont la maison de commerce est connue sur Paris, prend en location du Groupe de Champagne l’ancienne verrerie noire de Quiquengrogne (Wimy, Aisne), site dont la fondation remonte à 1466 et devient la Grande Verrerie Blanche de Quiquengrogne [fig. 6]. Le 1er mars 1913, la société en flaconnage Lemarchand, Leroy et Cie voit le jour à Le Quesnoy (Nord). Enfin, le 28 février 1925, le gendre de Tissier, Georges Parant, acquiert auprès du Groupe de Champagne encore, l’ancienne verrerie noire créée en 1821 qui devient désormais la Grande Verrerie Blanche de Trélon, Parant-Gory, avec du personnel verrier spécialement amené de Quiquengrogne.

Les premiers moules de soufflage à la bouche arrivent à Trélon mi-1925. On retient que celui d’un flacon Houbigant arrivé le 15 juillet porte les initiales maison « PG » (Parant et Gory, son associé pour un temps) et celle « Houbigant ». Il présente un décor interne de « côtes melon », utilisable pour lui-même comme pour le flacon-gourde Houbigant, et qu’il « peut servir à d’autres »6.

Pour se représenter le potentiel productif de la Grande Thiérache, on prendra en référence le flaconnage de taille moyenne d’Anor dont les cent cinquante ouvriers produisent annuellement de onze à douze millions de pièces avant que ne débute le premier conflit mondial [fig. 5]7. Car les verreries de la Grande Thiérache produisent beaucoup pour l’exportation et surtout pour le Royaume-Uni : Momignies, Quiquengrogne, Fourmies et Anor justement où les verriers de l’usine passée entre les mains de la famille Gordien en 1902, fabriquent pour Grossmith, Smith, Leith, Sydney, Tetley, Atknison, Ruddey, Bullett, Uten’s, Protect’or, Robert’s, Lavander (pour Yardley ?)8. La maison Tissier qui, outre Quiquengrogne, détient la flaconnerie de Creil (Oise), possède un magasin à Londres (S-E), au 47 St Thomas Street. Elle est aussi spécialisée dans l’installation de pharmacies. C’est elle qui, paradoxe, fournit en bocaux la nouvelle officine installée devant l’entrée sud de la verrerie d’en bas à Sars-Poteries.

La Première Guerre mondiale provoque la cessation d’activités pour tous les flaconnages, à l’exception de celui de Momignies où l’on retravaille le verre dès le 22 octobre 19159. Elle ne donne pas lieu à une destruction systématique de l’appareil de production de la part des Allemands qui occupent les sites. Seul celui d’Anor est la proie des flammes le 8 novembre 1918. Il sera reconstruit. La reprise du soufflage s’amorce donc fin 1919-début 1920. Toutefois, à Fourmies, on anticipe un futur développement tout en augmentant ses capacités financières : le 3 février 1923, naît la SA Verreries du Fourneau avec, parmi les actionnaires, Louis Bonte, gendre et successeur de Justin Gillet à Momignies10. Au Quesnoy, las d’attendre ses dommages de guerre, le directeur Le Marchand abandonne le flacon au profit de l’éclairage en s’associant avec le Tchèque Suchanek (installé à Paris) en juin 1924. À Momignies, si les exportations représentaient 70 % des ventes avant le conflit, elles chutent durant l’entre-deux-guerres à 25 % par application des politiques protectionnistes. L’avenir s’entrevoit dans l’acquisition de machines.

La mécanisation aurait pu être présente plus tôt en Grande Thiérache, précisément au Quesnoy, si la guerre n’avait contrarié ce projet. En effet, dès fin février 1914, Louis Le Marchand attend le « dessin de la machine à souffler les flacons » d’un certain G. A. Widmis (?) de Turin (Italie)11. Nous n’en savons pas plus. C’est la machine semi-automatique qui peinera à arriver : 1926 à Sars-Poteries, 1928 à Trélon, 1931 à Momignies et, enfin, à Fourmies ainsi qu’à Quiquengrogne à une date indéterminée, mais, dans ce dernier cas, antérieure au début de l’année 1935, époque de fermeture définitive du site sur fond de crise économique générale12. La verrerie d’Anor a fermé en 1931. Les deux usines de Sars-Poteries le sont fin 1937, malgré la proposition lucide de Roland Vinck, leur directeur, de concentrer la fabrication sur le seul flaconnage en semi-automatique à l’usine d’en bas ; en vain. Quel intérêt a donc cette machine ?

En semi-automatique, comme ce nom l’indique, l’homme demeure présent. Un cueilleur apporte du verre chaud. Le suivant coupe aux ciseaux la quantité voulue après l’avoir insérée dans le moule ébaucheur et produit l’ébauche du flacon. Le troisième souffle la forme définitive du flacon avec de l’air comprimé dans le moule finisseur. Le quatrième conduit l’objet formé à l’arche de recuit. Pour passer la paraison d’un moule à l’autre, le verrier utilise un moule de bague à manches qui permet de conformer le sommet du col et sa lèvre. À Fourmies (machine Schiller) ou à Sars-Poteries, le verre est « pressé » au moyen d’air comprimé dans le moule de bague placé au fond de l’ébaucheur, d’où le terme pressé-soufflé. À Trélon, le verre est « aspiré » par vide d’air au fond de l’ébaucheur et se plaque sur les contours du moule de bague, d’où la dénomination aspiré-soufflé. La cadence de fabrication s’en trouve démultipliée et la formation du verrier y gagne en rapidité.

C’est à la faveur de cette mécanisation qu’il est davantage possible de préciser l’origine d’un flacon. Mais il faut véritablement attendre les années 1930 pour qu’apparaissent sur le flacon l’origine géographique de sa fabrication (France, Belgique…) et/ou le nom de son fabricant verrier, à condition que celui-ci dispose d’une marque sigle très discrète — la discrétion n’est guère possible en soufflage à la bouche — et qu’elle soit inscriptible sur le fond de la pièce la plupart du temps et de façon irréversible par moulage en relief du verre ou par apposition à l’acide au moyen d’un tampon, cette dernière option étant rarement d’usage.

Flacon Gaduase Servier, France, 1re moitié du 20e siècle
Fig. 9 — Flacon « Gaduase Servier » ; coll. part. Issu d’un ramassage sur la montagne de Laon (Aisne), ce flacon a pu être soufflé-moulé à la bouche et son col façonné à la main à la pince à carnettes en Grande Thiérache. Mise au point dans les années 1910, semble-t-il, par Servier, pharmacien à Orléans, la Gaduase était un fortifiant qui devait remplacer avantageusement l’huile de foie de morue, d’où le nom lové dans ce généreux poisson, mais avec le goût si particulier en moins. (Cliché S. Palaude)

L’usine quercitaine a failli connaître un tout autre destin. En octobre 1927 est créée la SA Verreries Bellevue au Quesnoy pour l’éclairage. Le même Louis Bonte en prend la direction mi-192913. Puis tout cesse en 1932. Le 8 juillet 1937 est établie la SA Boralex pour la verrerie scientifique (tube, ampoule, flaconnage…), avec, parmi les actionnaires, la SA Holophane (verrerie scientifique et optique d’éclairage) et Louis Bonte toujours. Le 30, Boralex, dirigée par l’ingénieur chimiste Jules Mauler, prend en location le site quercitain. Le 1er août 1937, l’ingénieur Gilbert Baumont s’emploie sur des machines spéciales. Mais, Boralex est mise en liquidation fin 193814. Or, cette société renaîtra dans la Glass vallée : en 1940, elle récupère les locaux de la verrerie d’Aumale (Seine-Maritime), puis débute ses activités de tube étiré à usage pharmaceutique au printemps 1946. Le groupe canadien Alcan Packaging Pharma reprend la production en 2001 (Gracia, 2013, p. 139).

Lorsque survient la Seconde Guerre mondiale, l’arrêt des fours est effectif à Fourmies et à Trélon dès 1939, mais pas à Momignies, semble-t-il. Dès janvier 1945, y est construit le premier four à bassin en flaconnage de la Grande Thiérache, chauffé au mazout et autour duquel, l’année suivante, est installée la première machine automatique, une Lynch. Ce four à bassin à fusion continue consiste en un immense creuset où la composition vitrifiable est enfournée sans relâche par des trémies d’un côté et où le verre sort après fusion de l’autre. De conception américaine, la Lynch est composée de deux plateaux en carrousel. Le verre chaud amené au-dessus par un feeder (canal) et mathématiquement débité par des ciseaux en gob (paraison), tombe dans le moule ébaucheur et y est pressé au moyen d’air comprimé. Au point de jonction du plateau ébaucheur avec le plateau finisseur, la paraison ébauchée passe dans le moule finisseur, puis est soufflée par air comprimé. Achevé, le flacon est sorti du finisseur pour être acheminé sur tapis conducteur vers l’arche à recuire. La cadence se calcule en centaines par minute.

À la Lynch succédera à Momignies dès 1949 l’Hartford IS où chaque section individuelle composée d’un bras articulé fait passer la paraison de l’ébaucheur au finisseur. Le verrier, devenu conducteur de machine sur Lynch, s’appelle désormais le mécanicien.

Le flaconnage momignien est le seul à oser ces deux investissements lourds et Louis Bonte n’y est sûrement pas étranger15. La verrerie du Fourneau à Fourmies en est bien incapable et arrête la fabrication le 2 mai 1952. En 1960, la société Verlica Momignies est créée. Le 15 décembre 1962, soufflage à la bouche et semi-automatique sont abandonnés. Dès lors, les petites commandes de flacons de luxe sont sous-traitées sur semi-automatique chez Parant à Trélon jusque fin 1977, année de cessation d’activités définitive du site trélonais16. Le 22 décembre 1977, la société momignienne rejoint les Bouteilleries Belges Réunies pour former le groupe Verlipack. Dès 1979, les difficultés s’accumulent et le 7 mars 1985, c’est la faillite. L’heureuse reprise par le groupe allemand Heinz amène la création des Nouvelles Verreries de Momignies (en flaconnage) le 26 avril. Enfin, en 1997, le groupe allemand Gerresheimer entre dans le capital à 60 % pour donner aujourd’hui Gerresheimer Momignies SA. En cette aube du XXIe siècle en proie à de perpétuelles mutations, quel en sera l’avenir ? Prospère, nous l’espérons.

Ainsi donc la Grande Thiérache a bel et bien été en son temps l’autre pays du flacon, en vis-à-vis de l’actuelle Glass vallée. La tradition verrière y est ancienne et l’industrie du flaconnage s’y développe dès les années 1840 pour atteindre son apogée à la veille de la Première Guerre mondiale. Puis elle décline peu à peu, comme en vallée de la Bresle, sous les coups des crises économiques dès les années 1930 et des restructurations obligatoires sur fond de mécanisation. La vallée de la Bresle et la Grande Thiérache furent pour les verriers flaconniers une même patrie, tant qu’existaient les flaconnages. À ce jour, seule subsiste l’usine Gerresheimer Momignies SA qui emploie quatre cent soixante-dix personnes (à proportions quasi égales, des Belges et des Français). Elle produit des millions de flacons et constitue le dernier fleuron de la Grande Thiérache, l’autre pays du flacon.

Stéphane Palaude

Bibliographie

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Figures

Notes

1.  ↑  Barreswil avance un chiffre de 40 millions de francs pour 1862 a minima en France. Nous sommes donc loin de l’évaluation de 26 millions rapportée par Picard pour 1866. Quoi qu’il en soit, la courbe commerciale de la parfumerie se révèle plus qu’ascendante entre 1810 et 1900.

2.  ↑  Beaucoup plus rarement, le verrier peut aussi « refouler » son verre chaud vers l’intérieur du col, puis égaliser la surface interne avec ses fers de tranchage. Ce travail demande une très grande dextérité et se rencontre davantage en gobeleterie pour des pièces de « grand’place », tels des brocs par exemple.

3.  ↑  Arch. Musée-atelier départemental du verre à Sars-Poteries et Arch. Dép. Nord, 3 Q 540/89, 3 U 1/820 (bilan de société et inventaire de faillite) et 3 U 1/859.

4.  ↑  Arch. Dép. Nord, M 169/2.

5.  ↑  Arch. Dép. Nord, M 417/2881.

6.  ↑  Verrerie Parant, Registre des moules, 25/06/1925-15/10/1962 ; Arch. Écomusée de l’Avesnois, ARC 980-1-45/2 H 1.

7.  ↑  Le Monde Illustré du 15 mars 1921.

8.  ↑  D’après l’inventaire au 31 décembre 1935 ; Arch. Privées Gordien.

9.  ↑  Pour Momignies d’une manière générale, voir Deflorenne, 2002.

10.  ↑  Arch. Dép. Nord, 4 U 15/92.

11.  ↑  Arch. Privées Bottiaux.

12.  ↑  Le nom de la Compagnie de Saint-Gobain est régulièrement évoqué à propos de la fermeture de Quiquengrogne, ce qui est totalement erroné. La machine semi-automatique est au moins installée à Fourmies en 1938 ; cf.Bernard, 1948, p. 239.

13.  ↑  Cf. lettre du 11 juillet 1929 adressée à la belle-mère de Louis Bonte ; Arch. Privées Bonte.

14.  ↑  Arch. Dép. Nord, 3 U 1/832. Les locaux appartiennent toujours à la S.A. « Verreries Bellevue » en liquidation.

15.  ↑  Louis Bonte cède la direction en 1951 et meurt le 28 janvier 1952.

16.  ↑  Entretien avec Fernand Rouget, ancien chef de four à Momignies, Trélon, mars 1996. Devenu seul dirigeant, Georges Parant meurt accidentellement en 1956. Sa veuve lui succède à la tête de l’entreprise jusqu’en 1965, année de transformation de la société en SA Verrerie Parant, puis décède quatre ans plus tard.

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