Pendant l’Antiquité, le verre est compris comme métal. Au Moyen Âge, sorti du canon des sept métaux, pilé, il devient un agent purificateur nécessaire au processus alchimique. D’autre part, dans les textes son usage est recommandé comme le contenant parfait (alambic, urinal), cependant que, dans les ateliers, le matériel de l’alchimiste se compose le plus souvent de terre vernissée ou non, voire de fer. Mais c’est surtout comme objet d’un argumentaire en faveur de l’alchimie que le verre et sa fabrication, à partir d’éléments vils (sable, cendres de fougère) sont invoqués par les alchimistes. Il est par excellence le modèle de l’Art sacré, la preuve irréfutable que la transmutation du plomb en or est faisable. Sedacer, un alchimiste du XIVe siècle, en fait même l’égal de la pierre philosophale. À l’aube de la Renaissance, le verre alchimique se transforme en notion principale de l’œuvre.
Glass for Alchemists
During Antiquity, glass is understood as a metal. Then during the Middle Ages, crushed glass is regarded as a purifying agent, necessary for the alchemy process. It is also highly commanded as the perfect container (alembic, urinal), despite the actual use in workshops of earthenware or metal vessels by the alchemists. But it is certainly its manufacturing process, i.e. the transformation of simple elements (sand, ashes) into glass that seems to fascinate the alchemists. It is a model for “The Sacred Art”, the ultimate proof that the transmutation of lead into gold is possible. Sedacer, a 14th Century alchemist ranks it even as high as the philosopher’s stone.
Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 119-128.
Je commencerai ma communication sur le verre alchimique par une citation du grand logicien allemand, Gottlob Frege († 1925), qui, fermement opposé à la géométrie non euclidienne, sur le ton d’adjudant-chef qui le caractérisait, ordonnait qu’elle fût bannie de la science « de la même manière que l’Alchimie et l’Astrologie » (Toth, 2009, p. 128). Or le but que je me fixe aujourd’hui consiste exactement à explorer un aspect technique et pratique de l’alchimie qui, avant qu’elle ne fût définitivement chassée du banquet de la science, comme la médecine au Moyen Âge, peut-être plus que la médecine, mariait une théorie et un artisanat, un savoir-faire ; artisanat, savoir-faire mis au service d’un « rêve », à une lettre près, l’anagramme de « verre », comme le soulignait avec beaucoup d’intuition Pascale Barthélemy dans un article de 1995 (Barthélemy, 1995, p. 203).
Dans un premier temps, rebattant les thèmes largement exposés par Marco Beretta dans un ouvrage récent, je tenterai de dresser un inventaire rapide et ramassé des rapports entre fabrication du verre et alchimie, cela dès Pline l’Ancien au livre XXXVI de son Histoire naturelle (également rapporté par Dion Cassius, LVII, 21). Quelque temps auparavant, dans le Satiricon, Pétrone († 65) racontait l’histoire du verrier décapité sur instruction de Tibère pour avoir trouvé le secret de la fabrication du « verre malléable » (Grimal, 1958, p. 42 [§ 51]). Le verre, expliquait Trimalchion dans le Satiricon, s’il ne cassait pas, serait plus que l’or, d’où la décision de l’empereur d’éviter à tout prix une telle découverte qui détruirait l’ordre économique sur lequel reposait l’ordre du monde romain. Cette historiette, au succès garanti, contient in nuce quelques-uns des invariants constitutifs du récit alchimique : ici verrier, ailleurs alchimiste, l’homme de l’art « qui croyait tenir la couille de Jupiter » (Grimal, 1958, p. 42 [§ 51]), le grand seigneur soupçonneux, autant mécène que méchant homme, le secret et la légende qui se propage sous la forme d’une rumeur invérifiable. Quant à Pline, il rapportait un propos à peu près similaire à celui du Satiricon le tenant, lui, pour « un bruit longtemps plus répété que bien fondé », une rumeur invérifiable (Pline, XXXVI, p. 116-117 [§ LXVI]). Surtout, il mettait l’accent sur l’action du feu si généreuse qu’il n’était rien qu’il ne pût réaliser : produire du verre, de l’argent, du minium, dompter le fer, purifier l’or, etc. Là-dessus, Marco Beretta parle dans son livre d’une « belle image » montrant « l’extraordinaire pouvoir du feu », une image associant aussi bien la vieille doctrine héraclitéenne que la notion de pyr teknikòn propre à l’école du Portique (Beretta, 2009, p. 87). L’art de la verrerie et l’alchimie se définissent chacun comme des arts du feu et de la transformation [fig. 1].
À travers Isidore de Séville (Etym., PL 82, XVI, col. 582-583B [§ 16]) et le De universo de Raban Maur († 856), le Moyen Âge latin connut les explications de Pline sur le verre et bien sûr l’anecdote de Pétrone au sujet du « verre incassable ». Grand lecteur de la Bible, ajoutant au legs de l’Antiquité, Raban Maur exploita la puissance expressive du Verre, symbolique du baptême. « Si, [écrit-il], souvent décrite comme ornée de candélabres d’or et de coupes, à cause du culte rendu à la Sagesse, l’Église est comparée à l’or, le Verre, lui, réfère à la vraie foi, puisque ce qui se voit de l’extérieur, c’est aussi à l’intérieur » (Raban Maur, PL 111, col. 474D [§ 10])1. Le rapport métaphorique, entre d’une part l’or (l’Église) et le verre (fides) anticipe en quelque sorte la grande analogie alchimique entre la pierre philosophale et le Christ ressuscité, sans pour autant qu’un tel rapprochement puisse être autre chose qu’une belle similitude. En conséquence, avant même que les premiers textes d’alchimie latine n’apparaissent aux XIIe et XIIIe siècles, l’art de la verrerie et l’alchimie entretenaient déjà une relation que je qualifierais volontiers de « fusionnelle ». N’oublions pas, au demeurant, que jusqu’à la fin de l’Antiquité, le terme générique de metallum désignait aussi le verre (Halleux, 1974, p. 50-51). Aux yeux des Anciens, cela semblait évident : le verre s’extrait du sable considéré comme un « minerai », il est cuit dans un four et se solidifie après fusion (Halleux, 1974, p. 165). Au Moyen Âge, le nombre des métaux se fixe à sept, et le verre en est exclu2.
1. Les réceptaires techniques
À une époque où l’alchimie latine n’existe pas encore en tant que champ scientifique constitué de doctrines, d’expérimentations, de livres et de manuels, des réceptaires techniques tels que la Mappae clavicula datable aux IXe et XIIe siècles (Halleux, Meyvaert, 1987, p. 7-58), le De diversarium artium schedula du moine Théophile au XIIe siècle (Dodwell, 1961) et principalement, au XIe siècle, le De artibus et coloribus Romanorum d’Eraclius (Merrifield, 1849, p. 166-257) transmettent des recettes pour fabriquer des pierres précieuses, les graver, les colorer, éprouver l’or et l’argent et bien évidemment faire le verre. Le De artibus et le livre du moine Théophile donnent une description technique précise de cette fabrication spécifiant l’emploi des fours, des outils et des récipients nécessaires à la cuisson. Ils mentionnent également le ou les procédés de soufflage. Ces recueils pré-alchimiques seront ensuite utilisés par les alchimistes les plus expérimentés comme, par exemple, la Sedacina de Guillaume Sedacer. J’y reviens plus loin. Pour autant, le verre est-il une composante essentielle de l’Œuvre alchimique, dans la mesure où il est censé être au cœur même du processus de transformation du métal ? L’étude des réceptaires comme ceux cités ci-dessus ne permettent pas encore de répondre à la question.
Pour y répondre, il faut pénétrer plus en avant dans l’œuvre de transmutation métallique et forcer même la pièce où travaille l’artisan dans le plus grand des secrets3.
2. Le verre comme adjuvant des métaux
Dans les pratiques et les recettes qui prolifèrent aux XIIIe et XIVe siècles, le verre est souvent évoqué comme « adjuvant » des métaux. Et dans une Chrysopée du XIVe siècle rédigée en grec (Colinet, 2000, p. 141-142 [§ 80]), les adjuvants sont désignés comme tels « pour une préparation et une fusion plus rapides ». On y livre une recette dite du « verre et de sa dissolution en eau » (Colinet, 2000, p. 141 [§ 80]). Je cite : « Mettez dans dix livres de verre quatre livres de sel ammoniac. Broyez-le. Placez dans un urinal de verre large, enfouissez dans du fumier 24 jours. Ainsi il fond et devient comme une pâte, etc. ». Dans la Summa perfectionis du pseudo-Geber datable vers 1300, la purification de l’étain (Jupiter) et du plomb (Saturne) est réalisée soit par les sels, par les aluns, ou encore par le « verre moulu » (Newman, 1991, p. 524). En effet, explique Geber, comme les sels, les aluns et le verre sont fondus par une fusion différente de celle des métaux, ils emportent avec eux la mauvaise substance terreuse (Newman, 1991, p. 524). De même, pendant l’examen de la coupelle, la projection du verre moulu aide à enlever les scories (Newman, 1991, p. 600 [§ 83]). Le verre est aussi employé dans la sublimation4. Un texte apocryphe d’Albert, la Semita recta, liste les produits qui favorisent cette opération : la chaux des écailles d’œuf, la chaux de marbre blanc, le verre broyé très fin, toute espèce de sel préparé (Heines, 1958, p. 41 ; Colinet, 2000, p. 63). Pourquoi ? parce que, explique la Semita recta, glosant une idée d’Albert, la sublimation s’accomplit de plus belle façon avec les choses avec lesquelles le métal œuvré n’a pas d’affinité (Heines, 1958, p. 41). Par ailleurs, dans son De mineralibus (Albertus Magnus, 1890, p. 91a [I, 6]), Albert allègue « l’huile de verre » à propos du laiton, un alliage obtenu à partir du cuivre, d’un peu d’étain et de calamine (carbonate de zinc). D’après lui, en vue d’avoir une belle couleur dorée, des alchimistes de Cologne et de Paris fixent la calamine en disséminant du verre pilé sur le mélange cuivre-calamine, verre appelé à fondre au-dessus et qui retardera l’évaporation de l’oxyde de zinc (la calamine). S’appuyant sur le De aluminibus et salibus du pseudo-Râzî, Vincent de Beauvais tenait le verre pour l’expression même du secret de l’art, sans lequel la pierre philosophale ne pouvait être fabriquée (Matton, 2009, p. 753). Un apocryphe arabo-latin d’Avicenne, le De anima in arte alchimiæ (XIIIe siècle), un texte alchimique aussi fondamental que la Summa perfectionis du pseudo-Geber, résume en une phrase toutes les potentialités du verre en alchimie : « le verre entre dans notre magistère pour conserver plusieurs réalisations, mais aussi pour distiller, cuire, sublimer, [il sert] dans beaucoup d’autres magistères que nous ne pouvons énumérer ». Plus loin, le pseudo-Avicenne décrit les récipients à utiliser pour conserver les différentes substances, en particulier l’or vif sublimé ou l’or vif dissous dans du verre avec le commentaire suivant « tu dois savoir que celui qui est conservé dans du verre vaut plus que les autres » (Moureau, 2016, t. 2, 5, cap. 24, p. 380-386, ici p. 380, p. 384 [fig. 2])5.
J’arrête là mes observations sur le verre broyé, ou l’huile de verre ou encore la graisse de verre6, car ce n’est pas quelques lignes mais un article tout entier qu’il faudrait y consacrer. Retenons de ce chapitre que, dans les ouvrages d’alchimie, le verre est présenté autant comme ingrédient purificateur qui accélère, facilite et rend faisable l’aurifaction que comme matériau de base des récipients : la deuxième fonction du verre en alchimie.
3. Le verre comme contenant
De quoi se compose un atelier d’alchimiste ? Dans le Conte de l’assistant du Chanoine (XIVe siècle), Chaucer fait dire à l’assistant du chanoine qu’outre les métaux, les sels et les esprits, « une foule d’autres éléments […] sont partie prenante de notre science », et il énumère « diverses fioles de terre ou de verre, nos vases d’urine et de décantation, nos coupelles et tubes et nos creusets, nos courbes éprouvettes, nos alambics […], nos fourneaux pour nos calcinations » (Chaucer, 2010, p. 603). Un tel bric-à-brac mérite un petit commentaire. De manière générale, le matériel se résume à trois sortes d’ustensiles, les fours de taille intermédiaire en fonction des usages, les creusets et les vases. Or, dans la Semita recta du pseudo-Albert, un texte prescripteur, qui commence par poser les points indispensables à la bonne marche de l’œuvre, l’obligation de se servir uniquement de vases en verres apparaît comme le sixième précepte ; précepte qui semble avoir été entendu, puisqu’aussi bien dans le Testamentum du pseudo-Lulle (1332) que dans le Textus alchimiæ7 le verre est à chaque fois nommé en tant qu’il convient exactement au magistère8, que ce fût pour les cucurbites (vases pansus en forme de courge), pour les alambics et les récipients de décantation, les vases de condensation, de circulation, les sublimatoires, etc. [fig. 3].
Tu dois prendre [écrit le pseudo-Lulle] des cucurbites, des alambics, et des coupes tous faits en verre de Venise, lequel est confectionné ex soda, cela de façon à éviter la corrosion occasionnée par la puissance des sels. Que donc ils soient tous en verre, un verre épais, fort et recuit afin que le mystère puisse s’accomplir de la manière la plus assurée.
(Liber de intentione alchimistarum, II, 1561, p. 155)9
Outre la résistance du verre au feu et aux acides, une autre des raisons qui détermine ce choix réside en ce que la transparence du verre laisse voir les changements successifs des couleurs jalonnant le processus de transmutation10. Or, dans un long article fort bien documenté, Stephen Moorhouse estime que l’outillage de l’alchimiste, tel que le restitue Chaucer, est plus proche de la réalité que celui décrit par le pseudo-Lulle ; en témoigne la découverte de laboratoires où les poteries concurrencent les pièces en verre ; il suppose que les pots, les fioles et les différents accessoires de l’alchimiste devaient aussi avoir des usages domestiques comme la cuisine, ou le jardinage (Moorhouse, 1972, p. 83, p. 102, p. 105). Des travaux plus récents, comme ceux de Nicolas Thomas, confirment la présence d’alambics dans la boutique des apothicaires et jusque dans la cuisine de riches particuliers, leur emploi à des fins domestiques (fabrication de l’alcool, de l’eau de rose, d’eaux médicinales) et leur matière le plus souvent en « métaux non ferreux et quelquefois même en fer », le verre11 et la céramique vernissée faisant exception (Thomas, 2009, p. 45). Il est donc probable que l’atelier d’un alchimiste ressemblât furieusement à la caricature de Brueghel l’Ancien (vers 1558) d’où le verre est absent (Van Lennep, 1985, p. 349 [fig. 4]). Cependant, pour le pseudo-Lulle, l’appareillage alchimique ne correspond pas au capharnaüm que représente Brueghel et que dépeint Chaucer, tous deux fort réservés envers l’art divin ; il s’agit pour notre auteur de proposer aux lecteurs initiés aux secrets du magistère une forme parfaitement équilibrée, idéale, de la machine qui permet la transmutation, à savoir un four, au-dessus une cucurbite en verre, par-dessus l’alambic en verre également, l’ensemble réuni par le lut de sapience12, un long col qui descend vers un récipient toujours en verre adapté au nez de l’alambic [fig. 3]. Ainsi, l’Anonyme du Textus alchimiæ comparait l’alambic et sa cucurbite à un « homme de haute taille, coiffé d’un casque » (Textus alchimiæ, II, 1561, p. 18), sentinelle vigilante veillant sur un trésor caché.
Nous sommes alors en présence d’une figure stylisée, anthropomorphe, plus symbolique que réelle. À preuve, cette notation du pseudo-Lulle où il rappelle que l’art de la verrerie est subalterné à notre art ; et, ajoute-t-il, voilà pourquoi « le verre est pour nous un exemple13 dans ce magistère » (Testamentum, 1999, I, § 58, p. 192). Et, s’il y a un maître pour qui le verre fut plus qu’un exemple, mais l’alpha et l’oméga de l’art, c’est bien Guillaume Sedacer dont je m’apprête maintenant à ranimer la grande ombre.
4. Guillaume Sedacer
De Sedacer, de son intérêt remarquable pour le verre, il n’est rien ou presque rien que Pascale Barthélemy ne nous ait expliqué.
Selon elle, en effet, Sedacer, un carme catalan du XIVe siècle, éleva cette substance au-dessus de tous les autres corps : mercure, or, argent, fer, etc. Le verre est « signe et principe de la pierre philosophale végétale » (Barthélemy, 1995, p. 209 ) ; non seulement son exemple indique le chemin de l’opus mais la trame de sa fabrication (Barthélemy, II, 2002, p. 166-167 [I, XXII]) est affectée à différents éléments appartenant aux trois règnes végétal, minéral et animal, lors de recettes ayant toujours pour but de parvenir à la transmutation (Barthélemy, 1995, p. 210)14. À propos du verre, Sedacer fait montre d’une « création verbale » significative des techniques empruntées et appliquées dans ce domaine (Barthélemy, 1995, p. 212-214). À titre d’exemple, il lui attribue les noms de « pierre convertible », de « pierre de toutes les couleurs », « d’argent du peuple » ; le sel amer qui entre dans la fabrication du verre devient, sous sa plume, « l’âme de la vierge croissante », etc. Son imagination, son goût de la formule poétique trouvent son acmé dans une phrase étonnante :
Dieu, [dit-il au sujet du verre], l’expose comme une denrée courante à la vue de tous dans les églises, les mosquées, les synagogues, dans les maisons, sur les places, dans les boutiques et les tavernes en signe de reconnaissance et connaissance pour tous de la pierre majeure des philosophes.
(Barthélemy, II, 2002, p. 186-187 [I, § XXII])15
J’aurais aimé terminer sur cette magnifique image qui donne tout son sens au verre dans l’œuvre du Carme, mais il est difficile de passer sous silence l’ars lapidifica (l’art de faire des pierres précieuses) mentionné dans la Sedacina, Sedacer se démarquant très nettement du pseudo-Lulle, le théoricien de l’ars lapidifica, dans la mesure où les procédés de la Sedacina y restent conformes aux techniques de l’art du verre (Barthélemy, II, 2002, p. 170-176 [I, § XXII]).
Avec Sedacer, nous atteignons une frontière, car, à ma connaissance, il n’est d’autre cas combinant à ce point les modes de l’art de la verrerie, les pratiques et la symbolique de l’art transmutatoire. Le verre est le plus souvent cité dans les œuvres alchimiques uniquement comme « exemple » (au sens de modèle), ainsi que le signalait le pseudo-Lulle dans son Testamentum. C’est pourquoi, dans les lignes qui suivent, je tâcherai d’expliciter le lien spéculatif qui, parfois, unit le verre, son art et sa réalité au magistère alchimique.
5. Le verre comme contenu ou argument narratif
D’après Marco Beretta, Albert rattacha, le premier, la fabrication du verre à l’alchimie, ce à travers sa critique du médecin arabe Gilgil (Beretta, 2009, p. 146 ; Albertus Magnus, 1967, p. 163-164). Dans ce passage relu pour la circonstance, Albert instruisait le procès de Gilgil (Ibn Juljul), homme de talent plus « mécanique » que philosophique (Gilgil est médecin). Ce dernier soutenait en effet que la cendre constituait la matière première des métaux. C’est donc cette théorie que ruinait Albert en attribuant l’erreur à une interprétation dévoyée des Météorologiques IV. Et il déclarait que présumant de manière excessive des opérations de l’alchimie, il se permettait des inexactitudes au sujet de la science naturelle. L’opinion de Gilgil ne fut pas reprise dans les textes alchimiques. Pourtant, dans le Novum lumen du pseudo-Arnaud de Villeneuve [fig. 5], il semble que l’idée du médecin arabe affleure quelque peu, puisque la démonstration de l’auteur alchimique s’appuie sur la distinction à l’œil nu d’une cendre ou poussière rouge surnageant au-dessus du vase, une cendre signe que le processus de transmutation est en cours. Or, quand il y a de la cendre, confirme la Turba philosophorum (un texte alchimique, arabo-latin, de grande autorité)16, c’est que le mélange a réussi. En conséquence, le retour à la matière première, prélude à la transformation du métal, est en voie d’accomplissement. De cette observation, le pseudo-Arnaud tirait la conclusion que « qui sait faire le verre » est apte à réaliser la pierre philosophale (Calvet, 2011, p. 46). Cette comparaison du verre et de l’œuvre alchimique se retrouve forcément dans d’autres traités, comme le Rosarius philosophorum (Calvet, 2011, p. 295). D’un métal vil comme Saturne (le plomb) ou même comme l’or commun, on peut donc extraire quelque chose de noble, quelque chose de beau. De même, dans la Lettre au pape Jean XXII, un autre alchimiste, John Dastin, mentionnait le verre et sa fabrication comme un argument irréfutable en soi prouvant la possibilité de la transmutation (Josten, 1949, p. 39). Par ailleurs, Albert, lui-même, le pseudo-Lulle (voir plus haut) et Petrus Bonus considéraient que l’art de la verrerie était subordonné à l’alchimie (Barthélemy, 1995, p. 221). L’écho s’en diffusa au-delà des philosophes alchimistes, chez un Jean de Meun par exemple qui, dans le Roman de la Rose, jugeait favorablement de l’alchimie. « Ne voit-on pas [disait-il] comment, à partir de la fougère, ils font naître la cendre et le verre, ceux qui sont maîtres-verriers, par une légère dépuration ? […] On pourrait faire de même avec les métaux en sachant bien conduire l’opération » (Jean de Meun, 1992, p. 935 [v. 16100-16120]). L’analogie du verre et de l’alchimie semblait si évidente et d’un si grand poids dans la démonstration que les adversaires de l’alchimie comme Gilles de Rome (Matton, 2009, p. 79) et l’inquisiteur Nicolas Eymerich s’en émurent ayant à cœur de montrer que l’argument ne tenait pas, l’un parce que l’or en soi se forme dans le ventre de la terre et que le reconstituer hors de la voie naturelle est une chimère, l’autre, dans la même veine, jugeant qu’obtenir de l’or véritable par l’art signifiait retrouver l’essence réelle de l’or et non, comme dans le cas du verre, de fabriquer un produit artificiel avec des choses naturelles. Reste que pour les canonistes médiévaux comme Oldrado da Ponte († 1335), ayant à statuer sur la licéité de l’alchimie, l’exemple du verre venant à l’appui de la thèse alchimique était probant :
Ils disent qu’à partir d’une espèce de métal, par exemple de l’étain, une autre espèce de métal, par exemple de l’or, peut être produite. Et cela n’est pas inconvenant, car nous voyons aussi que parfois une chose vivante est produite à partir d’une chose morte, comme nous le voyons dans le cas des vers desquels est produite la soie, et dans celui de nombreuses autres choses : et à partir d’herbes on produit du verre.
(Matton, 2009, p. 14.)
6. Conclusion
J’ai intitulé ma communication : « Le verre alchimique d’Albert au pseudo-Lulle : contenants et contenus », un titre qu’au début de mes recherches, je pensais suffisamment large pour décrire à la fois les contenants (fioles, pots et vases du laboratoire) et le contenu même de la théorie alchimique qui n’hésite pas à convoquer d’autres arts pour justifier le sien. J’étais alors loin de me douter que tant chez Albert que chez le pseudo-Lulle, chez Sedacer et le pseudo-Arnaud de Villeneuve, le verre occupait une place aussi importante, soit comme adjuvant des métaux (le verre pilé) autrement et mieux dit, selon le mot de Vincent de Beauvais, il est « le secret de l’art », soit comme matière idéale des récipients, soit dans le cadre de sa fabrication comme preuve de la réalité de la transmutation, dès lors licite et reconnue comme telle par les jurisconsultes. Je suppose même que mon enquête souffre encore de nombreuses lacunes et que, plus longue, elle produirait d’autres fruits plus riches encore de spéculation sur les relations entre verre et alchimie17.
À la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle, le verre alchimique passe de l’état matériel à un autre de plus en plus spirituel [fig. 6]. En fait, c’est toute l’alchimie qui se spiritualise. Le flacon à moitié rempli d’élixir, d’où émergent les fleurs de la transmutation (roses rouges et blanches), devient le symbole de l’eau permanente, l’eau des rois philosophes, le symbole même de la pierre philosophale (Histoire Médiévales et Images 17, 2008, p. 54). Cela pourrait nous sembler anecdotique et mériter les sarcasmes de Gottlob Frege mais ce serait nier, en un sens, que pour des penseurs de la Renaissance comme Paracelse et surtout Vigenère, l’art du feu passait pour un savoir fondamental. Et pour ce dernier, avec le soufre, le mercure et le sel, le verre formait le tétragramme du monde (Matton, 1994, p. 111-137). Ils en étaient « les quatre fontaines perpétuelles » (Vigenère, I, 1995, p. 446). Mais je déborde de mon sujet limité au Moyen Âge, prêt à m’embarquer sur le navire d’Ulysse vers des îles pour moi largement inconnues.
Antoine Calvet
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Figures
Notes
1. ↑ Une copie du De universo (Abbaye du Mont-Cassin, cod. 132, 1023) contient une représentation médiévale d’un four de verrier, peut-être calquée sur une miniature de l’Antiquité tardive (Foy, 1988, p. 144).
2. ↑ D’origine arabe et traduit en latin, un texte alchimique attribué à Aristote, le De perfecto magisterio a gardé la trace de la vieille classification des métaux comprenant le verre (Berthelot, I, 1893, p. 312-313).
3. ↑ Sur le secret en alchimie, voir Crisciani, 2006, p. 196-197.
4. ↑ La sublimation est un procédé de séparation des superfluités terreuses et aqueuses mélangées aux substances spécifiques.
5. ↑ À noter que le pseudo-Avicenne conseille de choisir un verre qui ne soit pas du verre cru, ni trop cuit de peur qu’il se brise dans l’eau (Moureau, 2016, t. 2, 8, p. 926).
6. ↑ C’est-à-dire l’écume de verre produite par sa fusion.
7. ↑ Les Testamentum et Textus alchimiæ sont deux traités alchimiques importants du XIVe siècle ; le premier attribué à Raymond Lulle est d’esprit plus théorique et philosophique, le second d’un anonyme plus spécifiquement alchimique (sur le verre comme contenant, cf. Testamentum, 1999, p. 316, p. 320, p. 338, p. 356, p. 408, p. 416, etc. ; Textus alchimiæ, II, 1561, p. 6, p. 8, p. 13, p. 18, p. 21, p. 24).
8. ↑ Les alchimistes appellent « magistère » tout le procès de l’alchimie, depuis l’œuvre au noir (la première œuvre) jusqu’à la transmutation finale.
9. ↑ La tradition manuscrite du Liber de intentione alchimistarum se concentre sur huit manuscrits des XVe et XVIe siècles attestant d’une composition probable à la fin du XIVe siècle (Pereira, 1989, p. 75).
10. ↑ Sur les couleurs en alchimie, voir A. Calvet, 2011, p. 44-46 ; Textus alchimiæ, II, 1561, p. 23.
11. ↑ Cependant, D. Foy signale deux magnas amphoras vitri ad faciendum arquimiam (= alquimiam) dans la maison de Jean Bruni, chirurgien du roi de France en 1442 (Foy, 1988, p. 271).
12. ↑ Le lut de sapience est une forte colle composée d’argile et de poil, ou encore de farine et d’albumine d’œuf.
13. ↑ « Exemple » est pris ici au sens de « modèle ».
14. ↑ La recette 13 détaille la réalisation du verre malléable (Barthélemy, II, 2002, p. 184-186 [I, XXII]), ce vieux rêve de l’Antiquité rapporté par Pétrone (cf. supra). D’après l’Anonyme du Textus alchimiæ, la pierre philosophale a le pouvoir de faire le verre malléable (Textus alchimiæ, 1561, p. 17, p. 30).
15. ↑ Cette phrase ne manque d’évoquer le Coran, sourate XXIV, 35 (Blachère, 1966, p. 380 : « Sa Lumière est à la ressemblance d’une niche où se trouve une lampe ; la lampe est [dans un récipient de] verre »).
16. ↑ Sur la Turba, voir Kahn, 2010, p. 70-114.
17. ↑ Je pense plus spécialement à Philippe Éléphant, un alchimiste du XIVe siècle, lequel, dans son écrit sur l’alchimie, consacrait plusieurs pages au verre (Boujouan-Cattin, 1981) ; de même, Johannes da Ferraria, dans Candelabrum (London, British Library, Sloane 276, fol. 24v-74).