Inventeur du bijou moderne, René Lalique, après avoir connu la gloire à l’Exposition universelle de 1900, se tourne progressivement vers d’autres horizons. Le verre l’attire depuis quelque temps déjà et, maîtrisant progressivement les techniques, il diversifie sa création. Mettant à profit sa rencontre avec François Coty, il s’illustre dans le domaine des flacons de parfum et boîtes à poudre et passe à une nouvelle étape, celle du verre industriel. En entreprenant cette révolution technologique et commerciale, René Lalique demeure fidèle à l’esprit de l’Art nouveau qui voulait concilier Art et industrie.
En effet, chez René Lalique, production en série à travers le moulage ne rime pas avec reproduction ou imitation à bon marché des formes traditionnelles. Pour lui, chaque nouvelle réalisation constitue une véritable création. C’est ainsi que la vision de l’artiste de génie, combinée au travail de recherche toujours réitéré de l’industriel qu’il était également, a fait le succès de ces somptueux écrins imaginés pour Arys, D’Héraud, D’Orsay, Forvil, Gabilla, Gal, Houbigant, Jay Thorpe, Jean de Parys, L. T. Piver, Lubin, Molinard, Roger & Gallet, Vigny, Volnay, Worth…
De leur collaboration naît une nouvelle conception de la parfumerie : désormais le contenant aura un lien symbolique direct avec le contenu. Chaque parfum aura son propre flacon ; un emballage de qualité dessiné spécialement pour lui en fonction de sa personnalité et décoré en fonction des valeurs qu’il est censé représenter. Ainsi le flacon devient un ambassadeur portant le message d’un parfum.
Lalique’s Perfume Bottles
Creator of the modern jewellery, René Lalique, widely celebrated at the turn of the Century Universal Exhibition, then sets his eyes on new horizons. He had taken a strong interest in glass and had already mastered several techniques to diversify his creation. Taking advantage of his meeting with François Coty, he innovated with perfume bottles and powder boxes and gave new impetus to the industrial glass production. With this new approach, René Lalique thus marked his long-term engagement with the spirit of Art Nouveau to reconcile Art and Industry. With him, mass production does not mean cheap imitation of traditional forms. Each new realization is a new creative challenge. It is his artistic genius combined with his passionate industrial research that is responsible for the fantastic creations made for Arys, D’Héraud, D’Orsay, Forvil, Gabilla, Gal, Houbigant, Jay Thorpe, Jean de Parys, L. T. Piver, Lubin, Molinard, Roger et Gallet, Vigny, Volany, Worth…
From these collaborations a new concept for the perfume trade is born: from then on each container should have a direct link with its content. Each perfume will have its own bottle; a quality packaging designed specifically for its “personality” and decorated according to the “values” that it embodies. The perfume bottle becomes an ambassador for the perfume message.
Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 197-212.
Considéré par Émile Gallé comme « l’inventeur du bijou moderne » (Gallé, 1897, p. 247), René Lalique apporte à la joaillerie des renouveaux imprévus, tant au niveau des sources d’inspiration que des matériaux utilisés. S’il travaille un temps dans l’esprit joaillerie, il délaisse progressivement le platine et les diamants pour l’or ciselé et l’émail. Dès 1891, il dépose un brevet pour la fabrication d’émail en grand relief permettant « d’obtenir des émaux d’aussi grande épaisseur qu’on le voudra, voire même des œuvres de sculpture en ronde-bosse applicables ou non à la bijouterie et à l’orfèvrerie ». Avec cette technique très proche de la pâte de verre,
[Lalique] se livra, en véritable alchimiste, à des études suivies qui l’intéressèrent au plus haut point. Encouragé par tous ceux qui s’occupaient des arts du feu et en particulier par MM. Jules Henrivaux, Directeur de la manufacture de Saint-Gobain, et Léon Appert, auxquels il avait montré ses essais, il continua ses recherches avec une passion toujours croissante. Vever, 1906, p. 712.
De cette période datent non seulement des éléments en verre qu’il insère dans ses bijoux, mais aussi de véritables objets d’art.
C’est également à cette époque qu’il imagine ses premiers flacons à senteur. Ainsi, vers 1896, le flacon Étoiles1, de forme ovoïde et haut de 4 cm, est réalisé en émail translucide à jour vert clair, des cloisons en or délimitant des étoiles irrégulières en émail opaque violet. Le bouchon en or est quant à lui rehaussé de six améthystes, taille cabochon. Deux ans plus tard, il conçoit le flacon Serpent2, en argent et jaspe ; la gueule ouverte de l’animal tient lieu de bouchon, son corps encerclant la forme ovoïde du flacon. Le flacon Chardon3, figurant la fleur du même nom, est quant à lui réalisé en cristal de roche. À la même période, l’artiste crée également d’autres accessoires de beauté, parmi lesquels de petites boîtes pour les sacs, destinées à contenir de la poudre et une houppette, réalisées en corne avec charnières et fermoir en or.
Parallèlement à ces créations, René Lalique imagine aussi des flacons en verre. Le premier est sans doute un flacon à motif de poissons moulé à cire perdue4. Si sa date de création est incertaine, on peut toutefois la situer entre 1893 et les toutes premières années du XXe siècle. Très différent des flacons du XIXe siècle, il est d’un grand modernisme. En forme d’amphore, il présente une surface extérieure lisse et dépolie tandis qu’à l’intérieur les poissons semblent nager dans l’eau. Les effets de matière – bulles d’air, imperfections – offrent un rendu très réaliste. Deux versions de ce flacon ont été recensées, l’une avec un bouchon en verre hémisphérique5 [fig. 1], l’autre avec une bague en or fondu, représentant des vagues dans un esprit rappelant le rococo6. Un peu plus tard, aux alentours de 1900-1905, René Lalique conçoit un flacon en verre couleur lie-de-vin soufflé dans une monture en argent ciselé présentant deux têtes de coqs affrontées sur chaque face [fig. 2]. Si ce flacon de sac est un objet utilitaire, il est néanmoins dans la lignée des pièces d’orfèvrerie et vraisemblablement une pièce unique. Vers 1905-1906, il crée de petits flacons corsetières, flacons ne contenant que quelques gouttes de parfum que les femmes portaient autour du cou ou glissaient dans leur corset lorsqu’elles s’aventuraient hors de leur domicile. Parmi eux, un flacon en verre de couleur vert émeraude, haut de 4 cm, présentant un motif de quatre visages de femmes identiques, les boucles de leur chevelure entremêlées, reproduisant quatre masques de style Renaissance7.
Les premières sollicitations des parfumeurs
Si René Lalique a conçu des flacons depuis la fin du XIXe siècle, ceux-ci ne répondaient pas vraiment à des critères fonctionnels, mais pouvaient être considérés comme de véritables objets d’art. Sa rencontre avec François Coty lui ouvre de nouvelles perspectives et lui offre un tremplin pour une seconde carrière : celle de verrier pour la parfumerie, entre autres. René Chavance raconte :
François Coty, qui débutait dans la parfumerie, et rêvait d’en affiner la présentation lui demanda une étiquette pour un flacon. Cette étiquette, l’artiste l’a conçue en verre et réussit à l’harmoniser avec le support. Mais là encore, son esprit rationaliste devait entrer en jeu. Le décor était soumis à la forme de l’objet. Il fallait logiquement commencer par renouveler celle-ci. Lalique dessina des flacons. […] Il en dessina beaucoup, déterminant une espèce de révolution dans le commerce de la parfumerie. Chavance, 1928, p. 96.
La philosophie du jeune et ambitieux parfumeur d’origine corse était la suivante :
« Donnez à une femme le meilleur produit que vous puissiez préparer, présentez-le dans un flacon parfait (d’une belle simplicité, mais au goût impeccable), faites-le payer un prix raisonnable, et ce sera la naissance d’un grand commerce, tel que le monde n’en a jamais vu. » Vane Percy, 1977, p. 91.
Sa boutique étant presque voisine de celle du célèbre bijoutier8, il sollicite René Lalique. C’est ainsi qu’à partir de 1907, il dessine pour Coty des étiquettes en papier lisse ivoire et vert olive en forme de triangles à angles arrondis, dont le contour rappelle un cœur stylisé. D’autres suivront, réalisées cette fois en papier gaufré et doré, de formes circulaire, carrée, rectangulaire et plus rarement ovale ou triangulaire. Ces étiquettes se retrouvent sur des flacons Dépinoix en verre ou des flacons Baccarat en cristal (Mayer Lefkowith, 2010, p. 27). L’année suivante, le parfumeur demande à René Lalique de créer un graphisme traduisant le nom de son nouveau parfum : L’Effleurt. Dans le plus pur style Art nouveau, sur une plaque en verre incolore, patiné en gris, simplement collée à chaud sur un flacon réalisé par Baccarat, l’artiste transforme la femme en apparition ; le feuillage qui la protège se fait aérien, à l’instar de l’effluve. À partir de 1912, René Lalique innove, dessinant un nouveau modèle de flacon pour ce parfum, nouveau modèle qu’il produit lui-même [fig. 3]. Le motif est directement exécuté en relief sur la face avant de la bouteille, à l’intérieur d’un cartouche patiné brun foncé. Le bouchon, quant à lui, figure deux cigales affrontées. En parallèle, des étiquettes en laiton doré et patiné, ainsi que d’autres en papier gaufré et doré, sont également produites. Si L’Effleurt joue symboliquement un rôle important, il n’en demeure pas moins que le premier flacon complet réalisé par Lalique était destiné au parfum Cyclamen. Il est lui aussi créé pour Coty en 1909 et est orné de femmes-libellules, motif cher à l’artiste qui l’avait décliné dans ses bijoux Art nouveau. Pour ce parfum, Lalique avait également dessiné un coffret et une boîte à poudre, modèles qui semblent être restés à l’état de projet (Mayer Lefkowith, 2010, p. 32-35).
Rapidement, d’autres parfumeurs sont séduits. Ainsi L. T. Piver, une des plus anciennes parfumeries françaises, le sollicite pour le lancement, à la période de Noël 1909, du parfum Scarabée [fig. 4]. Dans l’Égypte ancienne, l’insecte mythique est souvent représenté debout, poussant une sphère incandescente, le soleil, symbole du renouveau de la vie et de l’immortalité. Lalique orne son flacon de deux scarabées debout, l’un étant le reflet de l’autre. Ils soutiennent un bouchon en forme de fleur stylisée symbolisant le disque solaire. L’artiste imagine également un coffret à la hauteur du flacon. Réalisé en cuir ciselé et repoussé, il imite de manière réaliste un scarabée en pierre semi-précieuse polie et à la face intérieure plane, que l’on trouve dans les sarcophages. Sans doute s’agit-il là du premier coffret figuratif créé pour la parfumerie. L’ensemble est d’autant plus remarquable que la ligne est complétée par une boîte à poudre et un flacon pour la lotion ainsi qu’un petit flacon de 4 cm de haut servant d’échantillon. Ces miniatures n’étaient pas destinées à la vente, mais offertes aux clients (Mayer-Lewkowitch, 2010, p. 36-39).
Devant le succès de cette ligne, l’un des principaux concurrents de L. T. Piver, Roger & Gallet, sollicite également Lalique. Si cette dernière maison ne date que de 1862, elle commercialise des lignes souvent comparables à celles de son illustre concurrent. Dès que l’un des deux parfumeurs se lance sur un produit, l’autre se positionne sur le même créneau. Les similitudes ne concernent pas seulement les jus, mais aussi les flacons et les présentations. Pour les fêtes de Noël 1910, Roger & Gallet commande à René Lalique la somptueuse ligne Cigalia. Comme son nom l’indique, le motif de la cigale revient sur chacun des produits. L’insecte était, dans la Chine ancienne, l’équivalent du scarabée chez les Égyptiens : déposée sur la langue du mourant, elle était censée assurer l’immortalité. Le clin d’œil est évident (Mayer-Lewkowitch, 2010, p. 40-43).
À la suite de ces premières collaborations9, René Lalique imagine des écrins pour les plus grandes marques : D’Héraud10, D’Orsay11, Forvil12, Houbigant13, Volnay14, Worth15 mais aussi, plus ponctuellement, pour Gabilla, Gall, Guerlain, Jay Thorpe, Jean de Parys, Lubin, Molinard, Morabito, Piver, Vigny…
René Lalique, un industriel de talent
Très tôt, René Lalique répond aux deux principales exigences des parfumeurs de l’époque : l’originalité et le rendement. Il est capable de fournir des flacons sortant de l’ordinaire tout en garantissant un rendu impeccable des décors. Il a bien compris que la production en série était l’avenir de la verrerie. Henri Clouzot, conservateur du musée Galliera, explique :
Le grand verrier a son usine, dont il surveille la marche avec un soin jaloux. On lui commande ses créations par dizaines de mille à la fois, et c’est rester au-dessous de la vérité que d’estimer à un million, le nombre de flacons revêtus de sa firme depuis dix ans. Clouzot, 1920, p. 259.
Entrevoyant en effet les extraordinaires possibilités de développement que lui offre la production de flacons de parfum, René Lalique décide de louer une verrerie à Combs-la-Ville en région parisienne dès 190916. Il adapte aux flacons de parfum des techniques de production mécanique. Les procédés qu’il met en œuvre et cherche sans cesse à perfectionner lui permettent de maintenir une qualité exceptionnelle. Le verre moulé-pressé associé à la patine à froid préserve la qualité visuelle du contenant pour un coût de revient modéré.
Industriel avisé, il dépose des brevets pour protéger ses innovations. Le premier est daté du 16 février 1909. Il traite d’un « procédé de moulage du verre applicable à la fabrication de flacons, de carafes et de tous vases dont l’ouverture est plus étroite que le corps intérieur » [fig. 5]. Cette technique consiste à réaliser en verre moulé-pressé deux éléments collés à chaud pour former un flacon ou un autre récipient. D’après le dessin annexé au brevet, la soudure peut s’effectuer par le bas, le haut ou même le côté. Cette utilisation particulièrement sophistiquée de la technique du moulé-pressé permet une meilleure netteté du décor ainsi qu’une grande précision de la forme et de la contenance. Mais elle permet également de réaliser des pièces tout à fait exceptionnelles. Citons ainsi les flacons Pavot et Œillet [fig. 6] figurant chacun la fleur dont ils portent le nom. Si l’extérieur du flacon est lisse, à l’intérieur, la fleur représentée en creux devient le contenant. Seule la réalisation en deux parties de ce flacon en permet la production industrielle.
Le second brevet relatif aux flacons est déposé le 16 décembre 1911 et concerne un « procédé de fabrication de récipients et objets en verre par moulage par pression et soufflage simultané » [fig. 7]. Comme pour le soufflage dans un moule traditionnel, le moule est formé de deux ou plusieurs parties, mais ces parties ont la spécificité de comprendre des saillies internes qui assurent, lors de sa fermeture, le moulage par pression de la paraison qui y est introduite. Le soufflage peut s’opérer simultanément au moulage par pression ou immédiatement après. Le texte de présentation du brevet souligne que les détails du décor, absolument nets dans la partie centrale, vont en s’estompant sur le pourtour, ce qui ajoute encore à l’effet décoratif en nuançant l’épaisseur du verre et donc la couleur du parfum. Cela s’explique par le fait que la pression de l’air buccal est moins forte à la périphérie que dans la partie centrale17. Cet avantage, ou inconvénient astucieusement dissimulé, disparaîtra après 1919, lorsque Lalique généralisera l’utilisation de l’air comprimé pour la fabrication de ses flacons. Parmi les pièces fabriquées selon cette méthode, citons le flacon Narkiss [fig. 8] créé pour Roger & Gallet en 1912, dont le décor est très proche du dessin du brevet. Mais c’est peut-être par le flacon Le Baiser du Faune [fig. 9] commandé par Molinard en 1928 que l’on comprend le mieux la technique : le soufflage permet d’obtenir l’anneau qui contient le parfum, tandis que le pressage permet d’imprimer le motif central.
La recherche du beau
Lorsque René Lalique s’oriente vers le verre industriel, il ne renonce pas pour autant à la recherche artistique. Il continue de donner libre cours à son imagination. Il est sans doute le premier à proposer des objets en verre édités en série qui racontent une histoire. Flacons et boîtes à poudre sont certes avant tout des récipients, mais entre les mains du créateur, ils deviennent de véritables objets d’art. Henri Clouzot est séduit :
Voyez-les ces flacons séduisants, chez les grands parfumeurs, ou plutôt, dans ce lumineux atelier du Cours-la-Reine (…). Rien de plus simple que ces flacons. C’est le verre pur, transparent comme le cristal et presque sans ornement. Leur décor vient du modelage et du contraste des champs lisses et des surfaces dégradées. Si la couleur intervient, c’est en tons délavés, mauve, bleu mourant, vieux vert, bistre tirant sur l’ivoire, patines atténuées plutôt que colorations véritables, faites à ravir pour s’harmoniser avec l’ambre, la topaze, l’émeraude des aromates. Ces touches, cependant, sont l’œuvre du feu. Elles subsistent en touches ineffaçables. Quant aux formes, leur variété tient du prodige. Flacons plats, cylindriques, ronds, cubiques, ovales, en étrier, aucun de ces verres ne rappelle des lignes connues, rare mérite si l’on songe combien les dessins sont restés immuables dans le bouteillage à travers les siècles ! Ils ne doivent rien non plus, à l’Antiquité ni à l’Extrême-Orient : ils sont sortis tout construits du cerveau de l’artiste. Cependant, l’imprévu des formes ne nous choque pas. Un goût si sûr, une logique si parfaite, une sobriété si louable tempère les plus inquiétantes imaginations qu’on arrive à les trouver naturelles. Clouzot, 1920, p. 258-259.
Lorsqu’il reprend des formes banales, René Lalique les sublime par un placement ingénieux de motifs décoratifs. Mais il décline également des formes originales, en particulier des flacons circulaires plus larges que hauts, des flacons carrés ou rectangulaires au profil très étroit ou encore de forme ovale dotée de larges épaules rappelant un cœur stylisé. Par ailleurs, certains flacons sont ornés de médaillons rapportés à chaud18, de cabochons moulés en saillie ou encore de perles. L’utilisation de l’émail va quant à elle être développée à partir des années 1920, probablement sous l’influence de Suzanne Lalique-Haviland, la fille du maître verrier.
Au-delà des nouveautés apportées à la forme des flacons, René Lalique s’applique tout spécialement au travail du bouchon, accessoire jusque-là généralement traité comme simple nécessité pratique. Il lui offre une place centrale, à tel point qu’il peut devenir le cœur du motif. L’artiste en crée une grande variété, tous singuliers, et recherche une harmonie, le corps et le bouchon étant conçus pour se répondre et se compléter l’un l’autre. Il va jusqu’à inventer des bouchons-sculptures, dont le flacon n’est parfois que le piédestal. Le bouchon tiare constitue une des innovations les plus spectaculaires du créateur. Il simule généralement un grand bouquet de fleurs ou de branches à baies, posé dans un vase qui n’est autre que le corps du flacon [fig. 10]. Le flacon Bouchon myosotis créé vers 1914-1918 présente un contenant orné de tiges verticales aux petites feuilles stylisées ; le bouchon-tiare au contour ovale est agrémenté d’un bouquet de fleurs de myosotis profondément moulé sur la face arrière et dépoli ; la face avant est lisse et polie. Une petite veilleuse électrique, identique au flacon par son dessin et son format, a été mise sur le marché au lendemain de la Grande Guerre. Le flacon Fraîcheur, au profil étroit, a une forme proche d’un cœur. Son bouchon en forme de croissant de lune présente une face arrière ornée de deux églantines dont les tiges épaisses et les grosses épines sont profondément moulées en creux et dépolies. Vers 1919, le modèle est vendu à la maison Hector Legrand pour servir au parfum l’Églantine de la Reine. Une étiquette en papier gaufré de couleur violette, probablement dessinée par Lalique et elle aussi en forme de croissant de lune, est apposée sur le flacon, lequel est présenté dans un coffret bleu vert cendré.
Parmi les flacons les plus excentriques, Ambre de Siam [fig. 11] créé en 1920 pour Volnay. Ce très rare flacon présente un contraste saisissant entre le petit contenant et le bouchon démesuré. Ce flacon à patine brune, à section circulaire et paroi oblique, est décoré de huit cercles entrecroisés, composés de minuscules perles moulées en relief. La faible contenance suggère la rareté et la valeur du parfum Ambre de Siam, une senteur légendaire et disponible seulement en très petites quantités. Le bouchon à patine assortie, présente une femme accroupie, nue, honteuse et vulnérable, se blottissant entre les faisceaux enchevêtrés de branches de rosiers piquantes, victime sans doute de sa dépendance à ce parfum dont elle ne peut plus se priver. Ce flacon pour Ambre de Siam est une édition limitée de luxe. Il en existe trois autres versions, toutes très différentes.
Les flacons sont souvent déclinés en différentes tailles, parfois des contenants pour les lotions et les poudres sont également proposés. Lalique commercialise aussi des garnitures de toilette avec des flacons de différentes contenances, dans certains cas des vaporisateurs, des boîtes à poudre, porte-savon, coupe à peigne, épinglier… Le premier ensemble remonte à 1909 et associe verre et éléments d’orfèvrerie. Une demi-douzaine d’autres modèles s’y ajoutent à partir de 1919 [fig. 12]. Par ailleurs, le concept du coffret cadeau est lancé, réunissant dans une boîte assortie les produits de la gamme : parfum, lotion et savon reprenant le motif phare du modèle. Le choix du client est également orienté grâce aux échantillons, flacons miniatures et petits sachets de poudre, distribués gratuitement pour le plus grand bonheur des dames.
La naissance du marketing
Lalique ne s’intéresse pas seulement aux flacons, mais attache également beaucoup d’importance à leur conditionnement. Ainsi conçoit-il le packaging de manière globale. Il s’agit de raconter une histoire, de plonger la cliente dans un imaginaire. Ainsi, pour Le Jade créé pour Roger & Gallet [fig. 13], il opte pour une forme de flacon de tabac à priser orné d’un perroquet volant au-dessus d’un buisson de branches épineuses. Si sa forme et son décor sont d’inspiration chinoise, la couleur verte rappelle également la pierre gemme particulièrement prisée en Chine. Le coffret en satin noir, rehaussé d’un galon en satin vert lui aussi à motif de perroquets, est lui aussi d’inspiration chinoise. Autre exemple, Tzigane, créé en 1938 pour Corday. Si le flacon est très sobre – cylindrique à côtes verticales –, la boîte, elle, représente un violon rose vif. L’imaginaire est sollicité. Rappelons qu’à cette époque la musique tzigane, le violon en particulier, était très en vogue dans les cabarets parisiens.
Lalique ne s’intéresse pas seulement aux flacons, mais attache également beaucoup d’importance à leur conditionnement. Ainsi conçoit-il le packaging de manière globale. Il s’agit de raconter une histoire, de plonger la cliente dans un imaginaire. Ainsi, pour Le Jade créé pour Roger & Gallet [fig. 13], il opte pour une forme de flacon de tabac à priser orné d’un perroquet volant au-dessus d’un buisson de branches épineuses. Si sa forme et son décor sont d’inspiration chinoise, la couleur verte rappelle également la pierre gemme particulièrement prisée en Chine. Le coffret en satin noir, rehaussé d’un galon en satin vert lui aussi à motif de perroquets, est lui aussi d’inspiration chinoise. Autre exemple, Tzigane, créé en 1938 pour Corday. Si le flacon est très sobre – cylindrique à côtes verticales –, la boîte, elle, représente un violon rose vif. L’imaginaire est sollicité. Rappelons qu’à cette époque la musique tzigane, le violon en particulier, était très en vogue dans les cabarets parisiens.
Par ailleurs, des affiches publicitaires mettent en scène les flacons. René Lalique a bien compris l’importance de la publicité. Dès la fin des années 1920, il illustre ses catalogues commerciaux de photos. Il ne s’agit pas de simples photos, mais de photos artistiques. Le gendre de Lalique, Paul Burty Haviland, les a réalisées. Elles sont conçues comme des natures mortes avec la recherche d’une esthétique pure aux lignes sobres. Dans un catalogue du printemps 1932, il met déjà en parallèle photos et slogans publicitaires : « Ces flacons, sur votre coiffeuse, donneront aux essences parfumées une robe digne d’elles… et de vous Madame ».
D’autre part, Lalique est sollicité pour des créations spécifiques liées à des événements. Ainsi, pour le dixième anniversaire du grand magasin Saks à Palm Beach en Floride, la Maison Lalique reçoit une commande pour une édition limitée de cent flacons pour Trésor de la mer [fig. 14]. Cette commande spéciale comprend un coffret en verre opalescent représentant un coquillage à l’intérieur duquel, le flacon et le bouchon en forme de sphère symbolisent une perle19. Quelques années plus tôt, en 1928, lorsque le Grand Magasin Oviatt avait ouvert ses portes à Los Angeles, Lalique avait non seulement créé un flacon pour le Parfum des anges20, mais également contribué à l’aménagement de la boutique. Déjà, en 1912, il avait collaboré à la décoration de celle de Coty sur la Ve Avenue à New York, créant des verrières et des panneaux muraux ornés de pavots tandis que les fenêtres étaient remplacées par des vitraux reprenant le même motif. En 1925, c’est pour le magasin Worth sur la Croisette à Cannes que Lalique imagine une porte en verre, marbre noir et acier nickel. La même année, l’Exposition des Arts décoratifs et industriels modernes marque l’apogée de sa carrière de verrier. Présent dans de nombreux pavillons, il fait une nouvelle fois la preuve de sa créativité riche et diverse, mais démontre aussi les multiples usages possibles du verre, y compris dans le domaine de l’architecture et de la décoration d’intérieur. Le critique d’art Maximilien Gauthier s’émerveille :
Voici, dans le Grand Palais, le motif central du hall de la classe 23, la Fontaine des Parfums – non point réellement jaillissante, cette fontaine, mais symboliquement : une énorme fleur de verre bombé et gravé, chef-d’œuvre d’ardue technicité, de sobre couleur. Ouvrant sur le même hall, le Stand Roger et Gallet, refuge de quiétude et de luxe discret, où règne le mystère d’une douce luminosité propice à l’expansion infinie des senteurs – la retombée en gerbe du lustre formant plafond en même temps que décoration murale jusqu’à la corniche (…) le meuble de ce stand a été lui-même exécuté d’après un modèle de M. René Lalique ; il est simple de lignes et sombre de tonalité, laissant tout leur utile éclat aux quatre angles des vitrines d’angle, comme habituées d’un soleil d’apothéose, où l’on voit resplendir d’impeccables flacons. Gauthier, 1925, p. 415-416.
Conclusion
C’est par des flacons de parfumerie que le nom de Lalique verrier atteignit le grand public. On fut séduit et ravi aussi de voir introduit l’art dans un domaine qui semblait réservé à l’industrie. Ces petits chefs-d’œuvre ont déterminé, dans le flaconnage, une véritable révolution. Le commerce de la parfumerie en a été transformé. On ne vend plus une essence sans se croire obligé de la présenter avec soin. Rosenthal, 1927, p. 27.
Une nouvelle conception de la parfumerie : désormais le contenant aura un lien symbolique direct avec le contenu. Chaque parfum aura son propre flacon ; un emballage de qualité dessiné spécialement pour lui en fonction de sa personnalité et décoré en fonction des valeurs qu’il est censé représenter. Ainsi le flacon, porteur d’images et de symboles, devient un ambassadeur portant le message d’un parfum. Par le choix de la forme, de la couleur, du graphisme, il permet de pénétrer dans un univers imaginaire. Cette conception globale d’un produit vise à mettre en cohérence et en résonance un nom, un contenant et un contenu. Le flacon raconte une histoire en apportant toute la part d’émotionnel, de sensation, de précieux. La différenciation des flacons apporte une identité à la société soucieuse de se démarquer de ses concurrents. Fidéliser une clientèle et multiplier les ventes est aussi un objectif des maisons de parfumerie. En mettant l’accent aussi bien sur le contenu que sur le contenant, en améliorant toujours l’emballage, le phénomène qu’on a appelé réclame et que l’on qualifie aujourd’hui de marketing se développe.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Maison Lalique crée les garnitures de toilette Hélène21 et Cactus22 ; le flacon Diamant impérial23 pour Arys ; plusieurs modèles pour Worth : Requête, Bobine et Joyeux retour24 ainsi que trois flacons pour Rochas. En accédant à la tête de l’entreprise au lendemain de la guerre, Marc Lalique continue de se mettre au service des parfumeurs, en particulier pour Lancôme mais surtout pour Nina Ricci qui avait déjà approché l’entreprise dès l’année 1942. Cœur joie est produit en 1946. D’autres suivent tels Capricci25, Farouche26 ou encore Nina27. De ces parfums, le plus emblématique est sans conteste L’Air du temps [fig. 15], décliné en plusieurs versions à partir de 1947. Destiné au célèbre mélange fleuri épicé, Nina Ricci le décrit comme le plus romantique de sa gamme. La fille de Marc Lalique, Marie-Claude, continue la collaboration avec cette marque puis crée quelques modèles pour Cristal Lalique. En 1994, la société fait son entrée dans le groupe Pochet spécialisé dans le domaine du flaconnage de luxe qui développe la filiale parfum. Aujourd’hui, la Maison Lalique s’est intégrée au sein du groupe suisse Art et Fragance et de nouvelles lignes de parfum sont proposées, tant aux femmes qu’aux hommes. Parallèlement, de nouveaux flacons sont réalisés en éditions limitées. Avec Fleur de cristal, lancé en 2012, Lalique a renoué avec la technique de la cire perdue pour réaliser des flacons.
Véronique Brumm
Figures
Bibliographie
Barten (S.), 1996. René Lalique. Flacons, 1910-1935, Zurich, Musée Bellerive.
Chavance (R.), 1928. La céramique et la verrerie, Paris : Riedel.
Clouzot (H.), 1920. Les métiers d’art. Orientation nouvelle, Paris : Payot.
Gallé (É.), 1897. « Le Salon de 1897. Objets d’art », dans la Gazette des Beaux-Arts, t. XVIII, sept., p. 229-250.
Gauthier (M.), 1925. « Le maître verrier René Lalique à l’Exposition des Arts décoratifs », La Renaissance de l’Art français et des industries de luxe, 8e année, n° 9.
Marcilhac (F.), 2004. René Lalique, Catalogue raisonné de l’œuvre de verre, Paris : Les Éditions de l’Amateur.
Mayer Lefkowith (C.), 2010. L’Art de René Lalique. Flacons et boîtes à poudre, New York : Stylissimo Editions.
Olivié (J.-L.), 1991. « De l’atelier à l’usine : les métamorphoses du verre », dans Y. Brunhammer (dir.), René Lalique. Bijoux. Verre, Paris : Musée des Arts décoratifs, p. 150-165.
Rosenthal (L.), 1927. La verrerie française depuis cinquante ans, Paris, Bruxelles : G. Vanoest éditeur.
Utt (M. L.) & (G.), 1991. Les flacons à parfum Lalique, Paris : La Bibliothèque des Arts.
Vever (H.), 1906. La bijouterie française au XIXe siècle, Paris : H. Floury.
Vane Percy (C.), 1977. Lalique verrier. Guide du collectionneur, Lausanne : Edita, Denoël.
Notes
1. ↑ Musée des Arts décoratifs, Paris, inv. 8430.
2. ↑ Musée des Arts décoratifs, Paris, inv. 24508.
3. ↑ Kunstgewerbemuseum, Berlin, inv. 00.602.
4. ↑ René Lalique n’a jamais voulu vendre ce flacon. Il avait cependant accepté de l’exposer au Louvre à partir de 1925. Ce prêt est interrompu en 1935 lorsque le flacon est envoyé à New York pour l’exposition du grand magasin B. Altman, René Lalique, Sculptor in Glass. Le catalogue relate de façon romancée les circonstances de la réalisation de ce flacon qui aurait provoqué le déclenchement d’un incendie de l’atelier de l’artiste, rue Thérèse. Son fils Marc le récupérera en 1945 au décès de l’artiste (Mayer Lefkowith, 2010, p. 7).
5. ↑ Collection Silvio Denz.
6. ↑ Musée d’Orsay, inv. OAO 1076.
7. ↑ À partir de 1913, une nouvelle version de ce flacon sera éditée : le flacon pendentif Laurence – Quatre masques, les visages étant regroupés en deux paires et séparés par des anses destinées à recevoir la cordelette de suspension.
8. ↑ La boutique de Coty était installée au 23, place Vendôme, celle de Lalique au 24.
9. ↑ Pour Coty, il crée plus de 25 flacons avant la Première Guerre mondiale. Parmi les plus connus : Ambre Antique (1912), Au cœur des Calices (1912) ou encore Styx (1912).
Pour L. T. Piver, outre la ligne Scarabée, la Maison Lalique ne crée que le flacon Misti et sa boîte (1912). C’est certainement à Suzanne Lalique-Haviland que l’on doit ce second ensemble.
Pour Roger & Gallet, il crée 17 flacons jusqu’en 1927, dont Narkiss (1913), Le Jade (1926) ou encore Pavot d’argent (1927).
10. ↑ Pour D’Héraud, il en crée 15 entre 1922 et 1926, dont La Phalène (1923).
11. ↑ Pour D’Orsay, il en conçoit 28 entre 1911 et 1927, dont Ambre d’Orsay (1914), Leurs Âmes (1914), ou encore Dandy (1928).
12. ↑ Pour Forvil, il en produit 20 entre 1917 et 1937, dont Le Corail rouge (1924) ou La perle noire (1924).
13. ↑ Pour Houbigant, il en crée 10 entre 1922 et 1928, dont La Belle Saison (1920).
14. ↑ Pour Volnay, il en conçoit 15 entre 1919 et 1925, dont Ambre de Siam (une version : 1919, trois en 1920).
15. ↑ Pour Worth, il en crée 28 entre 1924 et 1944, dont Dans la nuit (1924), Vers le Jour (1926), Sans adieu (1929), Je reviens (1931).
16. ↑ Il loue dans un premier temps cette verrerie à la Compagnie générale d’Électricité, qui y produisait des ampoules, avant de l’acheter en 1913.
17. ↑ Office national de la propriété industrielle, brevet d’invention n° 449.192, publié le 16 décembre 1911.
18. ↑ Pour le flacon Quatre fleurs, quatre alvéoles en creux sont recouvertes d’or puis d’un médaillon circulaire représentant une fleur réfléchissant la lumière.
19. ↑ Cet ensemble a été dessiné par François Barette, proche collaborateur de René Lalique, sur des indications de Marc Lalique en 1938.
20. ↑ La forme de ce flacon est étonnante puisqu’il est en forme de cloche ; le motif en faible saillie représente deux anges aux ailes déployées.
21. ↑ Créée en 1942.
22. ↑ Créée en 1943 – il s’agit de la déclinaison d’un modèle créé en 1928 marqué Rotterdam Lloyd et intitulé Royal Dutch Mail.
23. ↑ Créé en 1944.
24. ↑ Les trois ont été créés en 1944.
25. ↑ Créé en 1961.
26. ↑ Créé en 1974.
27. ↑ Créé en 1987.