Introduction générale

Flacons, fioles et fiasques
Troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire

Rouen, vallée de la Bresle, 4 au 6 avril 2013

Organisé par l’association Verre & Histoire, le colloque international Flacons, fioles et fiasques a rassemblé à l’Hôtel de la Région Haute-Normandie 110 personnes dont 25 communicants et auteurs de posters. Les participants, universitaires et professionnels de la Culture, chercheurs et étudiants, industriels et amateurs, français et étrangers ont noué des échanges fructueux, dans une atmosphère conviviale. Assurément, le fait que le colloque ait pu susciter ou fédérer pas moins de quatre expositions, à Rouen et Martainville, donne le ton de l’investissement local et de la qualité de l’accueil normand.

La journée du vendredi s’est déroulée auprès des usines de flaconnage établies dans la vallée de la Bresle, à une heure de Rouen. Les participants ont pu visiter des centres de production en activité (verreries Waltersperger à Blangy-sur-Bresle ; SGD à Mers-les-Bains) et suivre les parcours didactiques des musées locaux (Blangy-sur-Bresle, Eu), une double approche pour comprendre au mieux les techniques de fabrication actuelles, qu’elles soient semi-automatiques ou automatiques. À cette occasion, les regards ont été croisés. En tant qu’ethnologue, François Calame* (DRAC Haute-Normandie) a mis l’accent sur l’identité ouvrière verrière de la vallée dans les années 1980. En industriel, Michel Fontaine* (Conseil national de l’emballage) a démontré l’importance des enjeux économiques que le « verre d’emballage » représente dans le contexte économique français, européen et international.

Par sa capacité à incarner les contraires, le flacon apparaît comme un objet délicat à définir dans sa forme et dans sa fonction bien que parfaitement reconnaissable à sa petite taille. Durant certaines périodes de l’histoire, et notamment au cours des VIeXVIe siècles, il est difficile à dénommer et à différencier des autres contenants (gourdes, burettes, bouteilles, aiguières…) – ce qui explique la prise en compte dans ce volume de contenants de verre singuliers tels que le carafon, l’urinal, l’alambic, le pot… Le terme de flacon peut en effet sous-entendre une morphologie très simple comme très complexe, une panse cylindrique ou carrée, à pans, sphérique ou ovoïde, comme éventuellement dattiforme, oviforme, zoomorphe ou encore anthropomorphe…, qu’elle soit ou non dotée d’anses, prolongée par un col plus ou moins développé et achevée par une embouchure particulière. Mais, malgré ces caractéristiques d’une relative grande amplitude formelle, une donnée apparaît constante qui découle du mode de façonnage. En effet, que l’objet soit extrêmement banal ou d’une très grande créativité artistique, qu’il soit soufflé de façon artisanale ou qu’il relève d’un procédé mécanisé avec possibilité de démultiplication à l’identique quasi infinie (production industrielle), il requiert presque toujours l’usage de moules. En un mot, il relève d’un processus de série. L’autre caractéristique du flacon dérive du fait de sa fonction de contenant utilitaire. Là encore, bien que susceptible de recueillir une gamme étendue de produits, il apparaît majoritairement destiné à contenir des liquides, plus ou moins volatils et odorants, des poudres et de rares solides, d’un certain prix. Le flacon sert de réceptacle aux parfums, aux onguents, mais aussi à des produits chimico-pharmaceutiques, alimentaires (alcools, eaux distillées, huiles, vinaigres, vins…), etc.

Dans une optique très large et volontairement trans-périodes, le colloque Flacons, fioles et fiasques a suscité des interventions différentes et complémentaires – ainsi, Yves-Marie Adrian qui a élargi son approche et a présenté le bilan des découvertes de verre antique récentes dans la région (haute-)normande.

De ces trois journées, il nous semble cependant intéressant de retenir trois problématiques principales : la première qui démontre la très grande adaptabilité fonctionnelle et culturelle de l’objet « flacon » ; la seconde, sa capacité à profiter des innovations techniques et industrielles, enfin son réel « pouvoir de séduction » dans une économie de marché.

1. L’adaptabilité fonctionnelle et culturelle du flacon

La relation contenant-contenu

Que l’on parle d’amphorisque, d’aryballe, d’alabastre, d’œnochoé ou d’unguentarium antiques (Véronique Arveiller*, Chantal Fontaine), d’ampoule, de vase ou de bouteille d’époque médiévale (Sophie Lagabrielle, Laurence Moulinier, Danièle Alexandre), plus tard de « fiole à femmes », de flask ou de pocket bottle (Mathieu Le Goïc, Alice Cooney Frelinghuysen), est-il envisageable d’établir un lien entre la forme du flacon et son contenu ? C’est l’un des gains de ce colloque que d’avoir pu démontrer la pertinence de ce rapport contenant-contenu. Ainsi, il ne fait aucun doute que le choix de la forme d’un flacon importe aux grandes marques de parfum des XXe et XXIe siècles. Le slogan des grandes maisons de parfums de la deuxième moitié du XIXe siècle, tel Roger et Gallet ou Guerlain : « À chaque parfum, son flacon » en est le signe avant-coureur, comme l’ont développé Rosine Lheureux, Eugénie Briot, Marianne Harmi* (Yves Saint Laurent Beauté), Agnès Muckensturm* (conceptrice rédactrice). Or, cette relation est loin de naître à l’époque contemporaine. À la suite des multiples analyses des résidus de fonds de flacons d’époque gréco-romaine, Philippe Walter a pu révéler que ce principe a été appliqué sous l’Antiquité. On retiendra donc que, dans un contexte haut de gamme, le flacon est morphologiquement signifiant.

Le flacon, un marqueur des niveaux socio-économiques

Sous l’Antiquité, le flacon est associé à des huiles parfumées, sources de vertus multiples (médecine, parure…). Les découvertes archéologiques témoignent de la présence de ce contenant dans les zones économiquement développées du bassin méditerranéen (Égypte, Grèce, Rhodes, Étrurie, Italie méridionale, Narbonnaise…) et du continent (Cologne, Wederath, Trêves, Lyon…) et, plus particulièrement, dans les contextes d’habitat urbain (Jean-Pierre Brun, Philippe Walter). Associé à un riche mobilier, entier ou brisé et soigneusement disposé dans les tombes, il fait partie des rituels d’inhumation antiques (Aline Colombier-Gougouzian) et entretient un lien étroit avec la sphère du sacré. Au début du Moyen Âge, l’« ampoule » n’est requise que par l’Église, dans ses rites liturgiques (cultes byzantins ou d’influence byzantine) et lors de cérémonies funéraires destinées à ses propres membres… (Sophie Lagabrielle). À partir du XIIe et surtout XIIIe siècle, avec l’essor que connaît l’économie, il touche le monde des « sachants » et, rendu indispensable à la pose d’un diagnostic, il devient l’emblème du médecin (Laurence Moulinier). À l’extrême fin du Moyen Âge, il accompagne les professionnels de l’alimentation, de la distribution et des tavernes (Sophie Lagabrielle), il gagne les apothicaireries (Danièle Alexandre) et retient l’attention des alchimistes (Antoine Calvet). C’est le développement, durant l’époque moderne, de l’hygiène et des soins de la toilette qui amènent les cours européennes à faire le choix de ce délicat petit contenant de verre, avant qu’il ne pénètre chez les particuliers (Annick Le Guerrer). Même au XIXe siècle, alors qu’il est devenu un objet de production banale, les sociétés développées jouent sur l’adaptabilité morphologique du flacon et le rendent attractif à peu de frais. Ainsi, le flacon de verre, qu’il serve dans les rites cultuels ou de sociabilisation, qu’il soit utile aux pratiques médicales, paramédicales ou liées au soin du corps, se comprend comme un marqueur des sociétés économiquement développées.

Indispensable à toute société d’une certaine aisance, le flacon s’adapte aux inflexions du marché. Durant la période augustinienne, il ne semble pas circuler sur de très longues distances. C’est l’hypothèse crédible de Jean-Pierre Brun pour l’Antiquité. C’est, à plus grande échelle, l’exemple des États-Unis. À partir du dernier quart du XVIIIe siècle et surtout entre les années 1810 et 1890, Alice Cooney Frelinghuysen observe l’émergence sur le sol américain de nombreux établissements destinés à répondre spécifiquement à la demande croissante du marché intérieur. Dans le contexte d’échanges actuel, avec le succès des industries du luxe françaises, l’espace du flacon s’est considérablement dilaté. La production des verreries de la vallée de la Bresle, leader mondial du flaconnage de luxe, connaît une aire de diffusion internationale.

2. Flacon et flaconnage :
des innovations stimulantes

Flacon de verre et innovations techniques

Petit objet artisanal à l’origine, le flacon a connu des avancées techniques majeures, acquises par grands paliers successifs. Les premiers flacons ont été coulés sur noyau, une technique – encore à l’étude – développée au Proche-Orient dans les millénaires qui précèdent notre ère (Caroline Dorion-Peyronnet, Véronique Arveiller*). L’objet a bénéficié de l’invention du soufflage au cours du premier siècle avant Jésus-Christ qui a permis l’accroissement de sa contenance (Yves-Marie Adrian) et la réduction des coûts de fabrication (Jean-Pierre Brun). À la fin du Moyen Âge, il profite de la redécouverte des meilleures techniques de décor rapporté des temps antiques (Sophie Lagabrielle). À partir du XVIIe siècle, l’avènement du cristal sert son caractère précieux (Annick Le Guerrer). Une étape majeure intervient au XIXe siècle avec le passage à la mécanisation semi-automatique puis automatique, une mutation qui a véritablement dopé la production en série des flacons et permis l’introduction de nouvelles techniques de décor moulé, pressé, gravé… (Mathieu Le Goïc, Odile Leconte, Alice Cooney Frelinghuysen, Stéphane Palaude). Parallèlement, le bouchon a connu ses propres métamorphoses (Véronique Arveiller, Danièle Alexandre, Véronique Brumm, Stéphane Palaude). Les différentes évolutions successives qui affectent le façonnage expliquent que le flacon puisse osciller entre un produit de luxe, de demi-luxe et un objet de fabrication commune.

De l’art du flacon à l’industrie du flaconnage

La demande en flacons s’est singulièrement accrue au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle. Bien que de nombreuses voies restent à explorer (domaines pharmaceutiques, chimiques ou alimentaires spécifiques), Eugénie Briot nous a démontré que les progrès opérés dans le domaine du parfum, notamment le perfectionnement des méthodes d’extraction de matières premières et l’utilisation de corps odorants d’origine synthétique, ont permis d’abaisser les coûts de production du parfum et, par voie de conséquence, de favoriser un investissement nouveau dans l’aspect esthétique du contenant. Or, avec le développement de la mécanisation, l’art du flacon trouve un débouché industriel. En France, l’essor de la gobeleterie suscite la reconversion et le développement de pôles régionaux (vallée de la Bresle, Orne, Thiérache…), accompagné de transferts de main-d’œuvre, comme nous l’ont rappelé Stéphane Palaude, Mathieu Le Goïc et Odile Leconte. Il a conduit à certains accords d’entente ou de sous-traitance entre la vallée de la Bresle et la Thiérache, ou à l’intérieur de la Thiérache (Stéphane Palaude), et a eu une incidence sur des générations d’ouvriers (François Calame*). Aux États-Unis, le développement du flaconnage à destination alimentaire (Alice Cooney Frelinghuysen) a suscité des concurrences acharnées entre les entrepreneurs des différents états nord-américains (New Jersey, Pennsylvanie, Connecticut, Maryland…).

Mais la spécificité du flacon reste le lien qu’il tisse entre l’art et l’industrie, à l’origine de la naissance du design. Au tournant du XXe siècle, René Lalique à Nancy a été l’un de ceux qui ont su le mieux jouer sur cette alliance entre la création artistique et le monde industriel (Véronique Brumm).

3. Le flacon, un instrument
de stratégie commerciale

Toutes périodes confondues, et en fonction de son contenu, le flacon se définit comme un élément de séduction et un outil de marketing.

Flacon et marketing

Dans le luxe, comme dans le demi-luxe, sinon certains bas de gamme, le flacon revêt une valeur symbolique et fait l’objet de recherches esthétiques propres. Un soin particulier est donc réservé à son apparence morphologique (décor zoomorphique, anthropomorphique, champêtre, pyramidal, ou autre fantaisie…), à son étiquetage et à son emballage.

La recherche esthétique suppose un processus créatif contraignant et le respect d’étapes obligées décrites par Marianne Harmi* et Agnès Muckensturm*. Le flacon d’aujourd’hui est en effet le résultat d’un dialogue étroit entre les stylistes (au service des grands parfumeurs), les services techniques (qui apportent leur expertise dans les questions de contenance, de résistance et autres types de calcul), mais aussi les industriels (consultés en termes de faisabilité) et enfin les équipes de marketing (chargées du dispositif de communication et responsables de la promotion du produit final). Un tel investissement en moyens humains et techniques exprime, de nos jours comme hier, toute la stratégie économique mise en place autour de ce contenant singulier.

Le flacon et le nouveau « capitalisme esthétique »

De façon affirmée, depuis le XIXe siècle, le flacon porte l’image de luxe des grandes maisons de parfum (Eugénie Briot, Rosine Lheureux). Avec le développement du marketing, il représente un élément de séduction déterminant dans la stratégie des marques. Dans son essai sur « l’industrialisation du goût » (2008), Olivier Assouly en analyse le processus. Il parle du goût mis à l’honneur par les grandes cours européennes comme d’une arme destinée à se distinguer et à briller en société, une arme qui est devenue une valeur économique. Le succès que connaît le flacon correspond à l’avènement du superflu décrit par l’auteur. Ce nouveau « capitalisme esthétique », titre de son ouvrage, suppose en effet une évolution économique qui ne repose plus sur la possession des biens mais sur l’expérience de l’émotion. Le flacon apparaît indéniablement comme l’un des enjeux de cette nouvelle bataille mercantile.

Inévitablement incomplet au vu du sujet, ce colloque a eu le mérite de tracer quelques pistes et de proposer, espérons-le, de riches perspectives.

Anne-Laure Carré & Sophie Lagabrielle

* Communication orale non transcrite à l’écrit. On notera que certaines d’entre elles ont eu à respecter les clauses de confidentialité de l’industrie de luxe.

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L’association Verre & Histoire

Lieu d’échanges, de rencontres et de recherche sur l’histoire du verre, l’association Verre & Histoire rassemble les spécialistes et les connaisseurs de verre. Depuis 2005, l'association organise des journées d’étude, visites, colloques et débats et s’est engagée à faire connaître ses travaux par le biais de publications, convaincue que la diversité de ces approches sera le creuset de l’avancement de la connaissance.