Écrins et flacons pour les Parfums de Rosine par Paul Poiret, voir figure 6.

Le flacon, vecteur d’image de la parfumerie parisienne au XIXe siècle

La parfumerie parisienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle se singularise par la richesse de ses créations en matière de flaconnage. Plus que toute autre industrie de cette époque, la parfumerie élève l’emballage de ses produits, et tout particulièrement son flaconnage, au rang des beaux-arts. L’Exposition des arts décoratifs de 1925 en marque la consécration. Nous nous attacherons à analyser ici les raisons de cet essor du flaconnage artistique, qui fait aujourd’hui encore la particularité de ce secteur.

Le facteur technique intervient au premier rang des causes de ce phénomène. Les innovations générées ou adoptées par les parfumeurs parisiens dès le XIXe siècle – qu’il s’agisse de méthodes d’extraction nouvelles des matières premières ou de l’utilisation de corps odorants d’origine synthétique – vont dans le sens d’une chute très significative des coûts de production du parfum.

Dans ce contexte, le produit se démocratise, et c’est par le raffinement de leurs créations, et tout particulièrement dans le caractère artistique de leurs flacons, que les parfumeurs positionnés sur la frange la plus haut de gamme du marché parviennent à se différencier, à suggérer la distinction de leurs articles, et à justifier les prix qu’ils pratiquent.

Parallèlement, ce marché devenu plus attractif s’ouvre au début du XXe siècle aux marques de couturiers qui y trouvent une voie de diversification. Dès lors, pour les parfumeurs parisiens traditionnels, le flacon devient le principal vecteur d’image d’un produit évanescent et fugace, intrinsèquement dépourvu de forme, dont toute la difficulté de commercialisation consiste à suggérer l’image de luxe sur laquelle se fonde sa valeur.

En cela, la parfumerie demeure un cas précoce et original illustrant le pouvoir de la marque, que le flacon vient matérialiser et illustrer.

The Perfume Bottle, a Medium for the Luxury Perfume Industry in Paris, at the Turn of the 20th Century

The Parisian luxury perfume industry is well known for its valuable creations in glass containers. More than any other industry, the perfume industry is drawn to the idea of making its containers, a work of art. The 1925 Exhibition for the decorative arts is the epitome of this movement. The reasons for this artistic trend, a permanent fixture for this industry will be dealt with in this paper.

The technical factor is prominent. Innovations in the perfume industry, i.e. new methods for extracting raw materials, the use of synthetic fragrances, make possible a sensible drop of perfume’s production costs. As a result perfume became a popular product and it is because of the refinement and the artistic trend of perfume bottles that industrials can move into the upper sector of the markets and ultimately justify the costly price of their products.

At the same time, this dynamic market attracted a number of fashion designers who could find a channel of diversification. From then on, for the traditional Parisian perfume makers, the perfume bottle became the principal medium for an evanescent and fleeting product, shapeless and whose commercial market answer is to suggest luxury upon which value is set upon.

The perfume industry is therefore an early and original sector, a good illustration of the brand power, that the perfume bottle embodies and illustrates.

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Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 177-186.

Le flacon de luxe, parfois réalisé en cristal, et signé d’artistes tels que René Lalique, est très emblématique de la production de la parfumerie des années 1910 et 1920. Pour autant, le marché de la parfumerie s’est longtemps construit sur les fondements d’un art de l’emballage infiniment plus modeste, où les maisons de parfumerie pouvaient faire appel aux mêmes fournisseurs, et proposer un même parfum dans différents flacons, à différents prix, au gré du choix de leurs clients. Nous souhaitons revenir ici sur cette évolution spectaculaire qu’a connue l’industrie de la parfumerie au XIXe siècle, qui l’a amenée à déplacer sur le plan visuel un centre de gravité du produit auparavant ancré sur le seul plan olfactif, et mettre en lumière l’enjeu que cristallise le flacon de parfums au XIXe siècle et les raisons pour lesquelles il acquiert une telle importance au début du XXe siècle.

L’historiographie de ce sujet s’articule autour de trois champs distincts. Les travaux fondateurs d’Annick Le Guérer ont permis de comprendre l’importance du parfum, en termes anthropologiques, et les particularités de ce produit chargé de symboles et investi de pouvoirs tant religieux que profanes1. Dans le champ de l’histoire des sensibilités et de l’hygiène, ceux d’Alain Corbin et de Georges Vigarello rendent compte des mécanismes complexes, tant politiques qu’économiques ou culturels, qui gouvernent l’évolution massive du XIXe siècle vers une sensibilité plus grande de l’odorat et des pratiques d’hygiène plus régulières à défaut d’être globales2. Enfin, les analyses de Rosine Lheureux-Icard consacrées aux parfumeurs du XIXe siècle, et fondées sur l’examen des marques, dessins et modèles déposés à Paris, ont ouvert la voie tant à la compréhension de l’histoire de la flaconnerie qu’à l’histoire des entreprises de parfumerie de l’époque3.

Pour notre part, nous avons choisi d’envisager ici le sujet du flacon de parfumerie sous l’angle de l’histoire des consommations et de son pendant, l’histoire des stratégies commerciales des parfumeurs. Il s’agit ainsi d’appréhender le jeu de regard et de perceptions auquel se livrent les parfumeurs et leurs clients au XIXe siècle, avec d’un côté la question de la perception de la valeur des produits par les consommateurs, et de l’autre celle de la détermination de leur prix par les parfumeurs. Cette problématique est particulièrement complexe et intéressante dans le cas d’un produit qui ne livre aucune clé de compréhension de sa valeur olfactive sur la base de notre culture relativement pauvre de l’odorat.

En termes de méthodologie, la question de l’appréhension des prix se pose en effet de façon très vive. Pour ma part, en me centrant sur cette problématique de la valeur, j’ai pu aborder mon sujet par la voie des catalogues de vente des parfumeurs, des prospectus, des annonces publicitaires. C’est donc une approche relativement pointilliste, et pour cette raison, je ne prétends pas à l’histoire économique du secteur, mais, sur la base de ces analyses restreintes, plus raisonnablement à l’histoire des stratégies commerciales qui ont pour objet ce jeu autour de la valeur des produits de parfumerie.

En termes de sources, nous avons ainsi privilégié la confrontation de plusieurs ensembles complémentaires, rendant compte de la production comme de la consommation des produits de parfumerie au XIXe siècle, ainsi que des règles sociales qui les gouvernent : des documents de nature technique (traités de parfumeurs ou d’industriels du secteur relatifs tant au traitement des matières premières qu’à la composition de produits parfumés, presse professionnelle, archives de l’INPI et de l’Académie des Sciences) ; des documents de nature commerciale (une quarantaine de catalogues de parfumeurs, qui nous semblaient rendre compte, mieux que les traités de parfumerie, des choix effectifs proposés à la clientèle, ainsi qu’un ensemble important de publicités) ; une cinquantaine de dossiers de faillites, conservés aux Archives de la Ville de Paris, qui présentent l’intérêt de comporter des inventaires du matériel et des produits possédés par les parfumeurs dans leurs boutiques ; un corpus représentatif de la littérature prescriptive et normative de l’époque (une vingtaine de manuels de savoir-vivre, et trois titres de la presse féminine publiés entre 1840 et 1900, Le Bon Ton, Le Petit Messager des modes et La Mode illustrée) ; enfin un corpus d’une cinquantaine de romans et correspondances.

Dans un premier temps, nous reviendrons sur les facteurs du développement de la production des articles de parfumerie au XIXe siècle, avant d’examiner l’évolution des prix des produits de parfumerie sur la même période et la segmentation de ce marché. Dans une troisième partie, nous analyserons comment le flacon de luxe apparaît au cœur des stratégies et les pratiques commerciales développées par les parfumeurs pour le maintien en gamme de certaines de leurs productions.

Facteurs du développement de la production d’articles de parfumerie au XIXe siècle

L’histoire de la parfumerie au XIXe siècle se caractérise par un développement spectaculaire de ce marché. En 1810, le commerce de la parfumerie représente en France un peu moins de 2 millions de francs4 ; en 1900, la production s’élève à 80 millions5, et en 1912, à 100 millions. L’industrialisation de la production des articles de parfumerie au XIXe siècle s’accompagne d’une plus large diffusion sociale. Les rapports des Expositions universelles illustrent les raisons évidentes qui ont présidé à la croissance du secteur tout au long du siècle : dès 1855, le rapporteur de l’Exposition universelle parle d’un « emploi presque général » des productions nécessaires aux soins de toilette, de « ces parfums dont l’usage tend à se répandre de plus en plus, à mesure que les progrès de l’aisance et l’habitude d’une plus grande propreté amènent dans les masses plus de délicatesse dans les sens6 » [fig. 1].

Flacons de la Compagnie française des parfums d'Orsay présentés dans le Rapport de l'Exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes de Paris, 1925. France, premier quart du 20e siècle
Fig. 1 — Rapport de l’exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes, Paris, 1925, Section artistique et technique, volume IX : Parure, Section française, pl. LXX : Flacons par la Compagnie française des parfums d’Orsay, Phot. Desboutin. (© Cnum-Conservatoire numérique des Arts et Métiers)

Du point de vue de la production, l’industrialisation du secteur est parallèlement marquée tout au long du siècle par un certain nombre d’évolutions technologiques majeures qui en augmentent très significativement la productivité. Pour ne citer que quelques exemples, le séchoir automatique pour la fabrication des savons7 breveté par Alphonse Honoré Piver élève à partir de 1864 la production à 500 douzaines par jour, permettant la transformation du savon blanc en savon parfumé en quelques jours, alors que plus d’un mois était auparavant nécessaire à leur seul dessèchement8. De la même façon, le saturateur rationnel inventé par la même maison permet l’enfleurage à chaud de 800 kg de graisses par jour9, un autre système l’enfleurage à froid en 24 heures au lieu de 35 jours auparavant.

L’extraction des matières premières aromatiques par les solvants volatils marque également l’une des innovations les plus notables de l’industrie de la parfumerie au XIXe siècle. À partir des années 1883-1884, ce procédé d’extraction, qui remplace la distillation classique à la vapeur d’eau par une extraction à basse température à l’aide de solvants, permet d’atteindre des coûts de production le plus souvent avantageux.

Mais la plus significative de ces innovations, celle qui consolide de la plus sûre manière la fortune des parfumeurs, reste aussi la plus discrète, imperceptible du point de vue des consommateurs. Les corps odorants artificiels, utilisés de façon significative en parfumerie à partir des années 1870, marquent en effet un bouleversement de toute l’industrie. C’est le cas par exemple de l’héliotropine à odeur d’héliotrope, synthétisée en 1869 par Fittig et Mielk, et dont la préparation, industrielle dès 1874, s’obtient avec un excellent rendement dès 1886. Entre 1879 et 1899, le prix du kilogramme d’héliotropine varie de façon spectaculaire, divisé par 100, et passant de 3 790 francs à 37,50 francs10. Cette chute des coûts de production de l’héliotropine s’accompagne d’une très large diffusion sociale de cette senteur. Il en est de même des prix des autres matières premières d’origine synthétique principalement utilisées dans l’industrie : le prix du kilo de coumarine passe de 2 550 francs en 1877 à 55 francs en 1900, celui de la vanilline de 8 750 francs en 1876 à 100 francs en 190011.

Par les économies qu’elle entraîne, la synthèse de corps odorants artificiels compte pour beaucoup dans le formidable essor de l’industrie de la parfumerie au XIXe siècle, comme dans leur diffusion sociale. Cette baisse du coût des matières premières ouvre en effet de nouveaux segments de marché à des produits rendus plus accessibles.

Certains parfumeurs, certains bazars de parfumerie également, comme les Galeries Saint-Martin, qui ouvrent au début des années 1890, font le choix de se spécialiser dans ces produits bon marché. De la même façon, Le Bon Marché (fondé en 1852), les Grands Magasins du Louvre (1855) ou la Samaritaine (1870) signalent leurs comptoirs de vente de parfumerie dans l’Annuaire et almanach du commerce dans les années 1885 (bien que les Grands Magasins du Louvre par exemple aient ouvert un comptoir dès 1877 à la demande de ses clientes) et font eux aussi explicitement de l’argument du prix une incitation à l’achat.

Évolution des prix des produits de parfumerie sur la même période et segmentation de ce marché

Toute l’habileté de certains parfumeurs consiste pourtant, à mesure que les coûts de production de leurs produits chutent, à leur conserver un prix de vente quasiment constant, révélant un art consommé des subtilités commerciales. Ils construisent ainsi la spécificité de leur profession, en rupture avec d’autres industries du demi-luxe, comme l’orfèvrerie Christofle, qui fait au contraire de l’argument du bon marché une incitation à l’achat.

En 1862, dans une lettre qu’il adresse à Charles Gallet au sujet de la maison Collas qu’ils envisagent de reprendre ensemble, Armand Roger note ainsi que « l’Eau de Cologne se vend 12 francs le litre au détail et revient à 2,90 francs le litre » et que « l’Eau de Cologne se vend 8 francs le litre en gros et coûte 2,40 francs le litre ». La marge dégagée sur le produit s’élève ainsi à 70 % sur une vente en gros et à 76 % sur une vente au détail12. Dans les deux cas, le choix des parfumeurs est évident : ils font le pari de la cherté sur la quantité, et conçoivent leur produit comme un produit de luxe, et non comme un produit de large diffusion. François Rancé, marchand en gros grassois, n’hésite d’ailleurs pas à exhorter ses clients à s’octroyer sur ces produits la plus large marge possible :

Chez beaucoup de Négocians la Parfumerie (principalement les pommades et huiles) n’étant qu’un article accessoire, qui facilite la vente d’autres marchandises, j’engage ces Messieurs à porter leurs demandes toujours à des prix assez élevés (autant cependant que leur commerce le leur permettra).13

Certains parfumeurs jouent, nous l’avons dit, la carte d’une démocratisation des articles de parfumerie, et font le choix de prix bas : c’est le cas des grands magasins, des bazars de la parfumerie, mais aussi de certaines maisons, peu nombreuses, comme la maison Agnel. Pradal, dans son Manuel complet du parfumeur, regrette que la parfumerie ne se plie pas plus massivement à ces règles nouvelles du commerce moderne, que l’industrialisation du secteur permettrait d’appliquer :

Vendre en quantité au lieu de vendre cher, diminuer les gains en détail, pour les accroître en gros, c’est aujourd’hui un axiome reçu de tout le commerce éclairé, mais dont on ne fait pas assez l’application dans le commerce de parfumerie.14

La plupart des parfumeurs ont en effet au contraire compris que le prix élevé de leurs produits contribue à renforcer leur valeur symbolique et leur désirabilité, au même titre que les autres facteurs d’images qui y sont attachés, tels que l’élégance du produit lui-même, la qualité de sa distribution et le discours qui est porté sur lui à travers sa promotion. Ces parfumeurs parient ainsi sur une montée en gamme qui passe par le maintien de prix de détails d’autant moins justifiés, nous l’avons dit, que le secteur s’industrialise, que la production s’accroît (économies d’échelle), et que le coût des matières premières et de la main-d’œuvre est en baisse constante15. Le dépouillement des catalogues de la maison Coudray entre 1850 et 1876 confirme l’accroissement de la marge des parfumeurs. Avec l’avènement de la parfumerie de synthèse à partir des années 1880, les baisses de coûts observées deviennent plus spectaculaires encore.

Ainsi, alors même que leurs coûts de production tendent à diminuer de façon très significative, les parfumeurs font globalement le choix de maintenir leurs prix de vente au détail, et d’accroître leurs marges. Dès lors, comment les parfumeurs construisent-ils la valeur de leurs articles, dans un environnement favorable à leur dépréciation ? En déconnectant la valeur intrinsèque du produit de son prix de vente, il nous semble qu’ils choisissent de reporter sur des éléments extérieurs au produit lui-même les éléments qui le rendent désirable aux yeux des consommateurs, et de déplacer sa valeur sur un plan symbolique, dont le flacon est l’élément le plus visible et le plus emblématique.

Stratégies commerciales développées pour ce maintien en gamme : l’avènement du flacon de luxe

À mesure que devient plus difficilement appréciable la qualité des essences de la parfumerie, notamment parce que l’utilisation de corps odorants d’origine artificielle vient jeter un soupçon sur la valeur intrinsèque de la senteur, le jeu rhétorique développé autour des produits de parfumerie par le discours mercatique du parfumeur se fait plus visible, venant lester d’un poids nouveau les éléments sur lesquels faire accessoirement porter la logique d’ostentation : le nom du produit, évoquant élégance et raffinement, la communication flatteuse dont il est l’objet, et le lieu de vente dédié à la maison de parfumerie, mais surtout les flaconnages et cartonnages associés au produit [fig. 2]. La parfumerie entre dans une nouvelle ère de commercialisation.

Flacons de Lenthéric et Roger & Gallet présentés dans le Rapport de l'Exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes de Paris, 1925. France, premier quart du 20e siècle
Fig. 2 — Rapport de l’exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes, Paris, 1925, Section artistique et technique, volume IX : Parure, Section française, pl. LXVII : Flacon par Lenthéric, Boîtes et flacons par Roger et Gallet, Phot. Desboutin. (© Cnum-Conservatoire numérique des Arts et Métiers)

Globalement, le magasin de détail évolue en effet tout au long du siècle vers plus de décor et de confort, perdant progressivement tout lien avec l’activité de fabrication qui lui a longtemps été étroitement associée16. Comme l’expose César Birotteau à sa femme lorsqu’il lui décrit ses projets d’agrandissement : « Les passants ne verront plus coller les étiquettes, faire des sacs, trier des flacons, boucher des fioles. (…) Notre magasin doit être cossu comme un salon17 ». Le prestige du lieu de vente contribue au tout premier chef à justifier le prix des produits de parfumerie. Un même parfum de la maison Lubin, vendu 1,85 franc aux Galeries Saint-Martin, affiche un prix de 2,25 francs dans la boutique du parfumeur rue Royale. Le cadre de la transaction commerciale affecte ainsi positivement la valeur symbolique du produit, et partant, son prix de vente. La qualité des matériaux, le confort du mobilier, l’empressement du personnel largement présent sur les illustrations (sept personnages pour quatre clients sur une gravure représentant la boutique de la maison Piver dans les années 186018), tout l’agencement de la boutique concourt à entourer la vente de parfumerie des caractères propres aux produits de plus grand luxe. Parallèlement, la presse féminine se fait l’écho emphatique, complaisant, et évidemment rémunéré, des mondanités dont les boutiques de parfumerie sont le théâtre. Ainsi peut-on lire à propos de la parfumerie Legrand en 1895 :

Nous savons maintenant la cause de la grande animation qui ne cesse de régner ces jours-ci, place de la Madeleine, chez L. Legrand, le parfumeur à la mode, dont les produits sont universellement connus. Toutes nos mondaines et nos jolies actrices, attirées par la magique séduction de la dernière série des parfums L. Legrand, se rendent en foule chez le célèbre fabricant qui compte toujours la clientèle la plus élégante et la plus choisie.19

Ainsi la communication par voie de presse fait-elle rayonner les fastes de la boutique de parfumerie bien au-delà de l’environnement immédiat du quartier où elle est implantée, pour imposer auprès d’un plus large public l’image de luxe des maisons de parfumerie parisiennes.

Mais c’est avant tout par le raffinement de leurs créations, particulièrement par le caractère artistique de leurs flacons, que les parfumeurs positionnés sur la frange la plus haut de gamme du marché parviennent à se différencier, à suggérer la distinction de leurs articles, et à justifier les prix qu’ils pratiquent. La richesse de l’emballage et du décor du produit contribue de façon significative à en cautionner le prix.

Fig. 3 (À gauche) – Flacon de parfum Styx, verre soufflé, moulé. Dessiné par René Lalique, 1911, pour la marque Coty. (À droite) – Flacon Fleur de France, verre soufflé moulé, fabriqué et dessiné par René Lalique, 1919, sous la marque D’Orsay. (Dessins Dominique Cerclet)

Pour l’Exposition universelle de 1900, Hector Guimard dessine pour la parfumerie Millot le flacon de l’eau de toilette Kantirix, et dès les toutes premières années du XXe siècle, René Lalique crée également pour la maison L. T. Piver les montages d’Æterna, de Scarabée, de Misti ou d’Ilka20. En 1907, c’est François Coty qui s’adjoint les services du célèbre joaillier [fig. 3] avec le flacon de L’Effleurt, qui sera suivi de 15 autres créations21. À sa suite, la maison Roger & Gallet lui fait également appel, pour des créations semi-exclusives telles que Pâquerettes en 1908, coiffé d’un bouchon en lame, en forme de roue de paon, dépoli à l’acide et repris au polissage sur les reliefs d’un bouquet de fleurs étalées, ou Psyka et Cigalia en 191022. Parallèlement, de grands noms de l’illustration, Dufresne, Aubert, Rivaud, Mare, Boutet de Montvel, René Piot, Faivre, Willette, Lepage, Domergue, Brunelleschi, Guy Arnoux, Gorguet, Raymond Woog entre autres, ont également mis la qualité de leur art au service des créations de la maison Piver, tandis que Jean Helleu, Charles Loupot, ou Pierre Camin travaillent pour François Coty23. Et si la part de ces dépenses dans la structure de coûts des produits est difficile à évaluer, son importance symbolique est bien sentie comme absolument primordiale dans le cas de cette industrie essentiellement fondée sur l’image :

L’industrie et le commerce de la parfumerie et de la savonnerie sont, plus que tous autres, tributaires de l’emballage et soucieux de rechercher les formes les plus gracieuses ou les plus originales. Il est difficile en effet de singulariser une essence, une crème ou une poudre, autrement que par la forme spéciale donnée au flacon, au pot ou à la boîte qui les contient et leur sert de signe particulier pour les faire reconnaître au milieu du grand nombre des productions similaires24.

3 flacons de parfumerie Lalique présentés dans le Rapport de l'Exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes de Paris, 1925. France, premier quart du 20e siècle
Fig. 4 – Rapport de l’exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes, Paris, 1925, Section artistique et technique, volume IX : Parure, Section française, pl. LXIX : Flacons de parfumerie par Lalique. (© Cnum-Conservatoire numérique des Arts et Métiers)
Flacon Leurs Âmes créé par Lalique pour les parfums D'Orsay, France, début du 20e siècle
Fig. 5Leurs Âmes, flacon à parfum créé pour D’Orsay, 1913. Bouchon en verre clair moulé pressé, corps en verre clair soufflé moulé, H. : 13 cm. (© Lalique SA – Coll. Silvio Denz)

Au-delà du recours à un flaconnage artistique et à des créateurs exceptionnels comme René Lalique [fig. 4, 5], les parfumeurs prennent ainsi un soin particulier à mettre en avant cet effort de présentation, qui apporte à leurs produits une irremplaçable caution artistique, et à communiquer, explicitement ou implicitement, sur les dépenses qu’il suppose. Dès le milieu du XIXe siècle, les moyens financiers investis dans la présentation des produits sont en effet revendiqués comme considérables : en 1856, L’Illustration, dans sa « Revue de l’industrie », souligne que sur un chiffre annuel de 900 000 francs, la Maison Mailly de Neuilly dépense plus de 100 000 francs en impression, gaufrages, satinages, dorure des étiquettes25. L’usine de Neuilly, est-il précisé, fabrique elle-même enveloppes, boîtes et coffrets. Et Justin Dupont, dans l’exposé qu’il fait de la parfumerie française au début des années 1920 dans Dix ans d’efforts scientifiques et industriels, rapporte le commentaire de l’Illustration économique et financière à propos des établissements L. T. Piver :

Le souci principal du contenu n’a cependant pas fait considérer par la firme L. T. Piver le contenant comme accessoire. Et bien que le bon vin n’ait pas besoin d’enseigne, elle ne pouvait oublier que ses productions s’adressent avant tout à une clientèle féminine, qui a le désir de voir, dans la présentation des produits qu’elle emploie, comme un avant-goût des joies raffinées qu’elle éprouvera à se faire l’évaporateur élégant et précieux des parfums qu’elle adopte26.

Le marché de la parfumerie devenu plus attractif s’ouvre en effet au début du XXe siècle aux marques de couturiers qui y trouvent une voie de diversification [fig. 6]. Dès lors, face à cette concurrence nouvelle d’acteurs investis d’une image forte auprès du public, celle que véhiculent leur couture et leurs modèles, les parfumeurs parisiens traditionnels trouvent dans le flacon le principal vecteur d’image d’un produit évanescent et fugace, intrinsèquement dépourvu de forme, dont toute la difficulté de commercialisation consiste à suggérer l’image de luxe sur laquelle se fonde sa valeur. En cela, la parfumerie demeure un cas précoce et original illustrant le pouvoir de la marque, que le flacon vient matérialiser et illustrer.

La parfumerie parisienne de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle se singularise ainsi par la richesse de ses créations en matière de flaconnage. Plus que toute autre industrie de cette époque, la parfumerie élève l’emballage de ses produits, et tout particulièrement son flaconnage, au rang des beaux-arts. L’Exposition des arts décoratifs de 1925 en marque la consécration [fig. 1-6]. C’est ainsi paradoxalement au moment où il se répand et où il se démocratise que le parfum devient aussi plus que jamais sous la marque de certains parfumeurs un produit de luxe, construit comme tel et revendiqué comme cher au nom d’une prétendue qualité que cautionne le nom prestigieux affiché par le produit. Car le premier atout commercial du parfumeur tient d’abord aux caractéristiques intrinsèques du produit qu’il conçoit, nimbé d’une aura de mystère d’autant plus impénétrable que le parfum est impalpable, évanescent et fugace. Fort de cette immatérialité, le parfum se construit tout entier, et beaucoup plus que n’importe quel autre produit de luxe industriel, sur un principe d’image que le parfumeur doit construire, et dont il sait jouer. C’est ce que comprennent dès le premier quart du XXe siècle les couturiers parisiens, Paul Poiret, Gabrielle Chanel, puis Jean Patou ou Jeanne Lanvin, qui choisissent de mettre leur style au service de ces produits intrinsèquement dépourvus d’image et de matérialité, scellant ainsi une alliance aussi efficace que toujours féconde, et consacrant aussi leur statut de produits de luxe.

Eugénie Briot

Écrins et flacons des parfums de 'Rosine Arlequinade' et 'Hahna L'Étrange Fleur' par Paul Poiret présentés dans le Rapport de l'Exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes de Paris, France, premier quart du 20e siècle.
Fig. 6 – Rapport de l’exposition internationale des Arts Décoratifs industriels et modernes, Paris, 1925, Section artistique et technique, volume IX : Parure, Section française, pl. LXXI : Écrins et flacons pour les Parfums de Rosine (Paul Poiret), Phot. Desboutin. (&copy Cnum-Conservatoire numérique des Arts et Métiers)

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Turgan (J.), 1865, « Parfumerie L. T. Piver », Les grandes usines, études industrielles en France et à l’étranger, tome IV, Paris : Michel Lévy frères.

Vigarello (G.), 1985, Le propre et le sale : l’hygiène du corps depuis le Moyen Âge, Paris : Seuil.

Figures

Notes

1.  ↑  A. Le Guérer, 1998.

2.  ↑  A. Corbin, 1986. G. Vigarello, 1985.

3.  ↑  R. Lheureux-Icard, 1994.

4.  ↑  C.-L. Barreswil, 1863, p. 273.

5.  ↑  A. Picard, 1906, p. 115. Les chiffres de la production de produits de parfumerie que donne Alfred Picard sont les suivants : 12 millions de francs en 1836, 18 millions en 1856, 26 millions en 1866, 45 millions en 1878, 70 à 75 millions en 1889 et 80 millions en 1900.

6.  ↑  Rapports du jury mixte international…, 1856, p. 532.

7.  ↑  J. André, ca 1974, p. 40.

8.  ↑  J. Turgan, 1865, p. 134.

9.  ↑  P. Poiré, 1897, p. 318.

10.  ↑  E. Charabot, 1900, p. 240.

11.  ↑  R. Lheureux-Icard, 1994, p. 36.

12.  ↑  H.-F. Soulié, 1985, p. 90, cité par R. Lheureux-Icard., 1994, p. 23.

13.  ↑  F. Rancé, s.d., n.p.

14.  ↑  P. Pradal, 1863, p. 1.

15.  ↑  Les analyses de Rosine Lheureux-Icard mettent en effet en évidence une baisse relative des salaires entre 1847 et 1892. R. Lheureux-Icard, 1994, p. 67.

16.  ↑  R. Lheureux-Icard, 1994, p. 79.

17.  ↑  H. de Balzac, 1996, p. 43.

18.  ↑  Archives de la Bibliothèque Historique de la Ville de Paris, Actualités, Série 120 – Parfumerie, Piver, article de presse : A. Hermant, « Grandes industries de France : Maison de parfumerie de M. A. Piver », Le Monde illustré, 17 octobre 1863, p. 351-352.

19.  ↑  Le Moniteur de la mode, 53e année, n° 1, samedi 5 janvier 1895, p. 11.

20.  ↑  G. Champtocé, « Les enveloppes, les emballages… », Les emballages en parfumerie, Revue des marques de la parfumerie et de la cosmétique, n° spécial, Paris, 1925, cité par R. Lheureux-Icard, 1994, p. 218.

21.  ↑  G. Sicard-Picchiottino, 2006, p. 74.

22.  ↑  Roger & Gallet : parfumeurs et créateurs, 1806-1989, 1987.

23.  ↑  G. Sicard-Picchiottino, 2006, p. 75.

24.  ↑  G. Champtocé, « Les enveloppes, les emballages… », Les emballages en parfumerie, Revue des marques de la parfumerie et de la cosmétique, n° spécial, Paris, 1925, cité par R. Lheureux-Icard, 1994, p. 218.

25.  ↑  E. de Feydeau, 1997, vol. 1, p. 192.

26.  ↑  Dix ans d’efforts scientifiques et industriels, p. 1322.

Voir aussi