Présentoir à flacons déposé par Bourjois, Paris, France, fin du 19e siècle, voir figure 1

Séduire par l’objet : les prémices du flaconnage de luxe (1860-1910)

Négligés comme dépourvus d’intérêt par rapport à l’invention formelle qui jaillit dans ce domaine après 1920, bien peu des premiers flacons de la grande parfumerie parisienne des années 1880 ont été conservés. Cela justifie de porter une attention particulière à la cinquantaine de flacons à extraits déposés au conseil de prud’hommes de Paris entre 1860 et 1910 par de grands négociants verriers, Dépinoix, De Beaune et Pochet, mais aussi par la maison Guerlain ou encore, sous forme de dessins, par la cristallerie de Baccarat. Leur étude formelle permet d’y déceler ce qui fera le succès ultérieur des flacons de luxe et de demi-luxe, par la déclinaison des modes du temps selon divers registres. L’évolution de leur représentation dans les catalogues et les publicités reflète aussi cette attention plus grande à l’objet, qui porte en germe les prémices d’un âge d’or du flacon conçu pour un parfum spécifique1.

Seduction Through Appearance

Disregarded as not interesting enough in comparison to the formal invention that characterise the 1920’s for these objects, very few of the early Parisian perfume bottles of the 1880’s have been preserved. Fifty or so of these were deposited at the Paris labor courts between 1860 and 1910 by glass manufacturers such as Dépinoix, De Beaune and Pochet, but also by Guerlain and the Baccarat glassworks. To study them can help to figure out what will become the success story of these luxury bottles, as they reflect the cultural trends of fashion, made of historical references or popular tradition. Evolution of these representations in catalogues and adverts is also proof of a sharper attention to object. It is a potential source for the golden age of the perfume bottle, progressively free from the label and made to measure for a specific perfume.

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Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 187-196.

À la fin du XIXe siècle, les objets de parfumerie et de cosmétique accompagnent un changement des mentalités : la coquetterie devient une vertu et un devoir pour une épouse, qui doit, comme l’écrit la baronne de Staffe, rester séduisante aux yeux du père de ses enfants. Cette légitimation de la frivolité profite aux parfumeurs qui partent à la conquête des clientes respectables, en véhiculant une image plus en adéquation avec leurs aspirations. Vers 1900, la référence culturelle des parfumeurs de renom est sans conteste le XVIIIe siècle. Ce choix ne présente aucun risque, puisqu’il s’inscrit dans le goût ambiant, comme en témoignent tous ces bibelots que l’on nomme « articles de Paris », nécessaires de bureau, petit mobilier, carnets de bal et articles de papeterie de style rococo ou champêtre. Mais pour eux, la nostalgie de cette époque se nuance d’ambiguïté, car ils exploitent toutes les ressources de cet héritage, galant autant aristocratique. Ils portent le même regard double sur leur temps, en y puisant une inspiration à la fois « honnête » et demi-mondaine. Cette duplicité, qui est celle de la société de la Belle Époque, constitue leur meilleure force de persuasion, c’est à partir d’elle qu’ils élaborent le grand genre iconographique de la parfumerie française.

Les flacons de parfumerie en verre ou en demi-cristal du dépôt des dessins et modèles sont soit la traduction industrielle d’objets de grand luxe, soit au contraire des nouveautés créées à partir d’objets populaires épurés et embellis. Les parfumeurs se rendent compte progressivement que leur valeur esthétique peut devenir un argument de vente capital et exercer un attrait plus puissant que l’étiquette qui retenait surtout jusqu’alors leur attention et celle de leurs clientes. Selon qu’ils visent une clientèle étendue, de petite ou moyenne bourgeoisie, comme les maisons Cottance, Roger et Gallet, ou qu’ils s’adressent aux franges les plus aisées et distinguées du pays, comme Guerlain, ils useront de cette inventivité formelle différemment.

Intéressons-nous d’abord aux parfumeurs les plus rassembleurs autour de leurs gammes moyennes pour évoquer les flacons ordinaires et les flacons fantaisie.

Flacons ordinaires et flacons fantaisie

La plupart découlent du flacon de cave à odeurs créé dans la seconde moitié du XVIIIe siècle par les verriers pour concurrencer les flacons de porcelaines à sujet très appréciés de l’aristocratie. Ces flacons à base simple, aux lignes très épurées et à pans unis, étaient renfermés debout dans des coffrets en matériaux rares et contenaient un petit matériel pour faire soi-même ses compositions parfumées. Ils ont inspiré les flacons de garnitures de toilettes, ensemble plus ou moins luxueux pouvant comporter jusqu’à une vingtaine de récipients dans lesquels on transvasait les produits achetés, qui passent un peu de mode au tournant du siècle, lorsque les contenants vendus par les parfumeurs sont considérés comme plus décoratifs.

Ces flacons offrent pour le commerce l’avantage de dégager une surface plane se prêtant fort bien à l’apposition de l’étiquette, au point de masquer parfois totalement son support. Les dépôts de Raynaud et Bourjois dénotent bien cette attention portée exclusivement à l’habillage du flacon, qui est en verre quelconque et orné simplement d’un ressaut du col [fig. 1].

Présentoir à flacons déposé par Bourjois, Paris, France, fin du 19e siècle
Fig. 1 — Modèle de présentoir de flacons déposé par Bourjois. PC 7258 du 16 décembre 1892. Les charmants petits flacons ont une forme très banale, qu’on retrouve chez Piver, ou encore chez Roger et Gallet, avec des bouchons différents, pour plusieurs extraits. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Le flacon dérivé du flacon de cave à odeur est devenu un contenant ordinaire, diffusé largement par les parfumeurs qui proposent aussi des flacons fantaisie, inspirés des flacons de cheminées, bibelots très en vogue vers 1850, ou des carafes et autres objets de table. Ils reçoivent des appellations très génériques, mais leur aspect subit des variations infinies.

Le flacon pyramide, tronconique et aux motifs imitant un appareil de briques, connaît un succès durable : Pochet en dépose un modèle en 1876 pour le parfumeur anglais Lewis2. Un autre verrier, Tissier, en présente un semblable, avec un emplacement pour étiquette, comme l’un de ses plus usités, dans son catalogue de vente déposé en 1894 [fig. 2]. Ce modèle correspond très précisément à un flacon présenté au catalogue de Roger et Gallet en 1879 pour des extraits d’odeur. Dans cette page on repère également un flacon forme poire, également très répandu. Deux dessins et modèles, dont l’un déposé par Pochet, ont cette forme, très proche de celle du fruit.

Trois flacons fantaisie à parfums dans le catalogue Tissier, Paris, France, fin du 19e siècle
Fig. 2 — Modèle du catalogue général déposé par Tissier (ancienne maison Bertin-Tissier), édition 1895, « flacons fantaisies à parfum », p. 35, P.C. 8058 de 1894. (Archives de Paris, cliché Marie-Pierre Lambelin)

Dans la tradition des porcelaines à sujet du XVIIIe siècle, quelques flacons, d’ordre plus figuratif, semblent une adaptation par les parfumeurs des formes que les verriers employaient déjà pour les distillateurs et les liquoristes. Les formes baril sont employées pour renfermer les produits de base, comme l’eau de Cologne, ou l’eau de fleur d’oranger, plus rarement pour des extraits.

La forme panier est également appréciée, dérivé ornemental des bouteilles d’eau parfumées clissées, c’est-à-dire enserrées par les producteurs de matières premières dans des gaines d’osier tressées pour les protéger des chocs et conserver leur fraîcheur durant le transport [fig. 3].

Modèle en plâtre de flacon déposé par Devers, France, fin du 19e siècle
Fig. 3 — Modèle de flacon de glycérine de toilette déposé par Devers. P.C. 1637 du 2 décembre 1858. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Abordons maintenant une veine un peu plus leste, mais promise à un brillant avenir : celle des flacons inspirés du corps féminin.

En 1873, Pochet fait faire un moule corset pour le linger De Plument, qui veut commercialiser son Eau de Cologne des Sultanes en même temps que le corset du même nom [fig. 4].

Flacon en forme de corset fait par Pochet pour De Plument, Paris, France, fin du 19e siècle
Fig. 4 — Modèle de flacon déposé par De Plument. P.C. 3166 du 7 août 1873. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Pochet en avait déjà réalisé un auparavant pour Lewis, un flacon buste destiné à son extrait « crinoline » auquel fut assorti un bouchon de la même forme (référence n° 4081-4082 de son livre de moule). On n’a pas retrouvé d’autres occurrences de ces tentatives audacieuses : faut-il voir dans l’initiative de De Plument une des premières alliances de la couture et du parfum ?

Les flacons bottines sont plus répandus et au moins aussi frivoles, voire plus, si l’on songe à l’indécence que l’on prêtait aux femmes qui dévoilaient volontairement chevilles et mollets de sous leurs jupons et à l’embarras de celles dont un homme aurait fixement regardé les pieds… Philippe Perrot explique que la raison de l’érotisme qu’on prêtait alors à ces parties du corps féminin venait de ce que c’était la seule à pouvoir être entrevue alors que tout le reste était masqué. Pochet fabrique pour l’anglais Lewis un « flacon forme de bottine à roulette dite Skating ring », suggérant ainsi le galbe d’un joli mollet et célébrant le nouveau passe-temps des Londoniennes [fig. 5]3. Cette forme a du succès. Elle apparaît deux fois dans le catalogue Cottance de 1881, un coffret de bois « skating rink » qui est un quasi-plagiat, et une bottine basse, qui se trouve également proposée à la vente par le verrier Dépinoix. Le verrier Legras propose un modèle plus provocant, ou le mollet est dévoilé, mais on ignore quel parfumeur le lui acheta.

Modèle de flacon Skating Ring par Pochet pour Lewis, France, fin du 19e siècle
Fig. 5 — Modèle en plâtre de flacon bottine déposé par Pochet. P.C. 3544, 13 mars 1876. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Lewis est Anglais et Cottance n’est pas une maison de luxe. Ces objets fantaisie n’étaient pas destinés à la clientèle huppée des salons de parfumerie les plus en vue de Paris. Car celle-ci aime la discrétion, si l’on en croit les références formelles des grands parfumeurs de luxe au tournant du siècle.

Les références de la grande parfumerie

La modération est le maître mot des parfumeurs de luxe. Ainsi délaissent-ils l’Art nouveau, avec ses excès de courbes. L’étude des lignes de produits de Roger et Gallet démontre que les flacons munis d’étiquettes de ce style sont vendus dans les gammes de prix moyens, pour répondre à une large demande. Les parfumeurs se plient bien à la mode ambiante en organisant leur salon à l’Exposition universelle de 1900 dans ce style, mais ils n’y adhèrent pas : l’initiative du parfumeur Millot de faire appel à Guimard pour la conception d’un flacon est saluée comme un événement unique. Parmi les dessins et modèles, nous n’avons que deux témoignages :

  • un dessin de l’orfèvre Linzeler présentant un luxueux flacon pris dans une armature métallique aux lignes arts nouveau, coûtant 23,50 F4 ;
  • le seul flacon de ce style, proche de celui de Guimard, est fabriqué par Pochet pour un parfumeur anglais, Gosnell & Co. [fig. 6].
Modèle de flacon et boîte Cherry Blossom par Pochet pour Gosnell & Co., France, début du 20e siècle
Fig. 6 — Modèles de flacon et conditionnement déposés par John Gosnell & Co., P.C.11456, 27 février 1902. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Un autre flacon Art nouveau pour le même parfumeur, pour Famora, est indiqué dans le livre de moules de Pochet comme ayant été déposé, mais il a disparu. Ces deux flacons ne sont, en plus, que le rhabillage d’une ligne déjà ancienne pour un parfum moyen de gamme.

En flaconnage, le choix de la sobriété est volontaire et non dû à des contraintes techniques. L’abondance et la qualité des dépôts effectués par les négociants verriers après 1900 témoignent chez les parfumeurs d’une attention plus grande à la forme. Leur homogénéité de ligne ne signifie pas uniformité, ni banalité. Ces objets ne sont pas les contenants ordinaires adoptés jadis par Bourjois ou Raynaud comme simples supports d’étiquettes ou d’ornements. Les catalogues mettent en valeur leur élégance.

Le verrier De Beaune, qui utilise un verre extrêmement pur ou du demi-cristal, joint parfois à ses dépôts des notices aux références classiques explicites, nommant ses flacons Louis XIII, Louis XV ou Louis XVI, destinés notamment à abriter les lignes haut de gamme de Roger et Gallet5 [fig. 7].

Flacon Louis XV de De Beaune pour Roger & Gallet, France, début du 20e siècle
Fig. 7 — Flacon Louis XV avec ornements or appliqués au pinceau, utilisé pour les lignes de luxe de Roger et Gallet Iberis, Violelia et Vernalis, n° 1731, déposé par De Beaune. P.C. 11125 du 25 janvier 1902. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Comme De Beaune, Pochet adopte également des volumes d’une grande simplicité pour des flacons, ayant la même destination, dont il est précisé que certains sont à retailler à la main6. Ces objets sont d’ailleurs quasiment identiques à ceux que Baccarat réalise en cristal, comme en témoignent les 27 dessins sur calques déposés en 1908 [fig. 8].

Dessin de flacon en cristal de Baccarat, modèle 10603, France, début du 20e siècle
Fig. 8 – Dessin de flacon sur calque déposé par la Compagnie des Cristalleries de Baccarat. P.C. 14730 du 2 septembre 1908. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Un flacon déposé par un marchand de voyages, plat et pourvu d’un protège bouchon en métal, est aussi à rapprocher de cet ensemble7. Résolument non figuratifs, tous ces flacons prolongent la tradition du flacon de cave, mais conçu comme un objet unique et parfois d’une grande modernité, quand Guerlain ou Pochet décident d’évider totalement un bouchon, objet suffisamment rare pour qu’il soit déposé par le verrier et par le parfumeur8, ou bien quand la maison Millot adopte dès 1896 une forme de flacon très plate dont l’épaulement biseauté évoque la fragmentation cubiste avant la lettre [fig. 9].

Flacon de verre par Millot pour l'Eau de Cologne Primiale, France, fin du 19e siècle
Fig. 9 – Modèle de flacon déposé par Millot et Desprez, pour contenir l’Eau de Cologne Primiale (détail). P.C. 8544 du 17 mars 1896. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Toutefois, la maison Millot destine ce contenant à un produit très traditionnel, une eau de Cologne, dont la présentation demeure très classique, puisqu’il est recouvert d’une grande étiquette représentant « le vieux pont Saint-Michel et une partie de l’île de la Cité en 1640 »9.

La tentation de la fantaisie est plus nette dans les dépôts de Dépinoix, dont les modèles s’ornent parfois de guirlandes de fleurs moulées, ou de grecques, mais là encore, elle est maîtrisée10.

La même volonté d’individualiser l’objet tout en conservant une grande économie de moyens se retrouve dans les flacons que Bobin réalise pour Piver et surtout dans l’un d’eux, dont l’épaulement travaillé reprend la forme du bouchon11 [fig. 10].

Modèle de flacon de Bobin pour Piver, France, début du 20e siècle
Fig. 10 – Modèle de flacon de la verrerie Bobin pour Piver. P.C. 15335 du 4 décembre 1909. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Ces timides tentatives d’échapper à des formes trop classiques annoncent-elles les débuts de l’émancipation du flaconnage ? Pour la maison Dépinoix qui sera, sous la direction de Maurice Dépinoix, l’une des plus créatrices de l’entre-deux-guerres, ce serait bien possible. Vers 1900, quelques dépôts apparaissent en tout cas comme plus novateurs. Les grands parfumeurs sont tentés par une figuration artistique, dépourvue de tout réalisme anecdotique. La forme poire du flacon fantaisie trouve une interprétation d’une rare élégance dans un objet de luxe, seul modèle de vaporisateur conservé déposé par un ingénieur, Armand de Bélinay, pour Paul Coulomb, flacon enserré de métal recouvert et plaqué de bois, ce qui est rare [fig. 11].

Luxueux flacon vaporisateur en verre, bois et métal déposé par Belinay pour Coulomb, France, début du 20e siècle
Fig. 11 – Modèle de flacon-vaporisateur déposé par Armand de Bélinay pour Paul Coulomb. P.C. 15261, entre le 22 et le 25 octobre 1909. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Lubin fait faire à Pochet un flacon dépoli, resserré à mi-corps et paré à l’épaulement d’un fin rang de perles, esquisse raffinée d’un buste féminin, bien loin du flacon corset de De Plument12. Le flacon escargot à section triangulaire fabriqué par Pochet pour Guerlain est très stylisé [fig. 12].

Flacon escargot de Pochet pour Guerlain, France, début du 20e siècle
Fig. 12 – Modèle de flacon escargot fabriqué par Pochet pour Guerlain ; il abrita Le mouchoir de Monsieur et La voilette de Madame. P.C. 1180 du 7 février 1903, déposé par Guerlain. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Ce flacon marque peut-être le début d’appropriation par les grands parfumeurs des formes animalières, comme la tortue, créée aussi pour Guerlain par Baccarat pour Champs-Élysées en 1904, le flacon scarabée de Piver pour un parfum du même nom, présenté en 1910 « sous une forme nouvelle et artistique », ou encore le flacon cigale créé la même année par Lalique pour Cigalia de Roger et Gallet.

D’autres dépôts Guerlain se caractérisent par une décoration qui les individualise fortement : un flacon à base décagonale orné luxueusement d’un drapé d’or dans sa partie supérieure, utilisé en 1906 pour Après l’ondée, puis en 1907 pour Sillages ; dans le même dépôt, le flacon dit « étrusque », pour reprendre le qualificatif noté dans les livres de Pochet, dont le bouchon en métal doré s’apparente finement à l’Art nouveau, tandis que l’épaulement à godrons renvoie au goût pour l’Antiquité que nous avons déjà rencontré dans le flacon à grecques de Dépinoix13.

Pour Dix pétales de roses, créé en 1899, Guerlain a l’idée d’associer la fleur qui compose le parfum à son flacon en ornant son col d’une couronne de roses en tissu [fig. 13]. Cette idée se retrouve lors de l’Exposition universelle, durant laquelle il présente quasiment le même flacon, mais entièrement gravé de stries obliques, dont le bouchon disparaît cette fois sous une masse de bégonias en tissus, avec un nom tout à fait novateur, puisqu’il s’agit pour la première fois d’une phrase n’évoquant en rien la fleur ni le parfum, Voilà pourquoi j’aimais Rosine.

Flacon simulant un vase fleuri déposé par Guerlain, France, début du 20e siècle
Fig. 13 – Modèle de flacon Flacon déposé par Guerlain. P.C. 10477 du 5 mars 1900. (Archives de Paris, cliché Françoise Rivière)

Guerlain, sans choquer, est en train de modifier complètement la conception du flacon de parfumerie. Alors que jusqu’à présent on n’associait au verre que le métal, le premier il a l’idée d’utiliser le tissu pour habiller son flacon, innovation reprise les années suivantes notamment par Paul Poiret, le couturier parfumeur. Plus fondamentalement, c’est sans doute grâce à lui que les parfumeurs songeront bientôt à lier indissolublement le flacon et le parfum en ne le créant que pour lui.

On trouve d’autres signes de l’intérêt croissant que les parfumeurs portent à leurs flacons dans la façon dont ils les présentent, organisant des devantures de plus en plus aérées, où l’objet est mis en valeur, abandonnant dans leurs salons de vente, les accumulations de boîtes et de flacons qui faisaient la richesse des boutiques d’antan au profil de sélection d’articles disposés dans des vitrines basses. Dans les années 1900-1910, les parfums haut de gamme ne sont plus vendus comme en 1880 dans des flacons que le client choisit sur de petites vignettes, mais bien dans un flacon qui, même s’il n’est pas d’usage unique, sert à des jus précis.

La mise en page des catalogues évolue aussi sensiblement, de même que la publicité : dans les réclames illustrées ou les affiches, le nom du nouveau parfum que l’on promeut est illustré d’une saynète dans laquelle la présence du flacon, facultative au début, se fait de plus en plus insistante, l’objet devenant partie intégrante de l’histoire et reléguant progressivement celle-ci au second plan. Dans les publicités de presse, le flacon est même parfois déjà utilisé comme seul argumentaire de vente, ainsi dans les publicités du parfumeur de la nouvelle génération Ernest Daltroff pour la maison Caron en 1907.

Conclusion

On date traditionnellement l’apparition d’un flaconnage original libéré du carcan de l’étiquette et de la sécheresse formelle, de l’alliance du parfumeur Coty avec Lalique en 1908. Coty est certes le premier à proclamer qu’un parfum se regarde autant qu’il se sent, qu’il est objet avant d’être senteur, à exposer des flacons comme des joyaux lors de l’Exposition universelle de 1910. Mais on a vu que cette révolution fut préparée par petites touches bien plus tôt.

Dès la fin du XIXe siècle, les parfumeurs ont commencé à accorder une place prépondérante à l’objet, dont les formes, bien que ne ressortant pas de l’art, sont d’une évidente richesse, tissant des liens entre le XVIIIe et le XXe siècle. Celui-ci ne réinvente-t-il pas sans cesse ce vocabulaire formel, du flacon buste de Schiaparelli créé pour Shocking en 1936 au flacon tonnelet de Caron pour With pleasure en 1949, du flacon au col orné d’un brin de muguet en tissu pour Muguet du bonheur lancé aussi par Caron en 1952 aux lignes si épurées du flacon de Chanel N° 5 dans les années 1920, puis à nouveau du flacon buste de Jean-Paul Gaultier au flacon suggérant la tige d’une fleur de pavot du Flower de Kenzo, l’usage de la sérigraphie pour représenter la fleur remplaçant celui de l’étiquette ?

Rosine Lheureux

Figures

Notes

1.  ↑  Cet article résume un chapitre d’Une histoire des parfumeurs, France, 1850-1910, Champ-Vallon, 2016.

2.  ↑  P.C. 3544 du 13 mars 1876, correspondant au moule n° 6884 de Pochet, décrit comme « flacon quadrillé pour Lewis et magasin ».

3.  ↑  P.C. 3544 du 13 mars 1876, lié au moule n° 7077 ainsi décrit.

4.  ↑  P.C. 9710 du 6 octobre 1898.

5.  ↑  Dépôts De Beaune P.C. 11125 du 5 juillet 1901, 5 flacons ; P.C. 11402 du 25 janvier 1902, 3 flacons.

6.  ↑  Dépôts Pochet P.C. 13203, 28 juillet 1905, 3 flacons ; P.C. 14384, 15 ou 16 janvier 1908.

7.  ↑  P.C. 14950 du 18 février 1909 déposé par Coulembier, marchand d’articles de voyages.

8.  ↑  P.C. 15183, déposé par Pochet en août 1909 et P.C. 15234 déposé par Guerlain en septembre de la même année.

9.  ↑  Bibliothèque historique de la Ville de Paris, actualités 120.

10.  ↑  Dépôts Dépinoix : P.C. 11436 du 14 février 1902 ; P.C. 15030 du 16 avril 1909 ; P.C. 14101 du 5 juin 1907.

11.  ↑  Autre dépôt de Bobin : P.C. 14353 du 17 décembre 1907.

12.  ↑  Dépôt Lubin P.C. 14903 du 21 janvier 1909.

13.  ↑  Dépôt Guerlain : P.C. 11880 du 7 février 1903, 3 objets.

Voir aussi