Dans le triangle classique malade-maladie-médecin de l’Antiquité, un objet est introduit au Moyen Âge : c’est l’urinal, ou flacon dans lequel étaient recueillies les urines du patient, et sur l’examen desquelles se fondait le diagnostic comme le pronostic. Le patient pouvait ne pas être physiquement présent lors de la consultation, et représenté à la fois par le liquide contenant ses urines, pars pro toto, et par le porteur de l’objet. Et c’est ainsi que les nouvelles modalités de la consultation médicale laissèrent aussi une place à la duperie et qu’autour de l’urinal put se jouer aussi un certain rapport de force entre patient et médecin.
Ce flacon qui s’imposa à la fois comme l’emblème du médecin et comme symbole du patient devait être fort répandu : Henry Meige et à sa suite Camille Vieillard le caractérisaient comme « un accessoire dont il devait exister au moins un exemplaire dans toutes les familles de quelque aisance » : l’urinal est de fait très présent dans les sources iconographiques et textuelles. En ce qui concerne les chantiers de fouilles, il en est le plus souvent absent jusqu’au XIVe siècle, mais il n’en demeure pas moins qu’on a exhumé des urinaux médiévaux en plusieurs lieux, parfois même intacts. En se fondant sur les apports de l’archéologie mais aussi des images et des textes ou des actes de la pratique, on les examinera donc ici de manière privilégiée.
The Urinal During the Middle Ages
During the Middle Ages, a new object appears in the triangle patient, illness, doctor dating back from Antiquity, it is the urinal. In this flask the patient’s urines were collected and examined to propose a diagnosis and the prognosis. The patient does not need to be there, his fluid was a representation pars pro toto. New medical modes were then established, with the urinal at the center of the relationship between the patient and his doctor. This flask, both an emblem of the medical profession and an embodiment of the patient, must have been very common. In texts and iconography the urinal is very often cited and represented. But archeological traces are rare until the 14th Century, though some examples have been found, some of them in very good condition. It will be the main object of this paper.
Cet article a été publié dans Flacons, fioles et fiasques. De l’Antiquité à nos jours. Les Cahiers de Verre & Histoire no 3, Actes du troisième colloque international de l’Association Verre & Histoire, Rouen-Vallée de la Bresle, 4-6 avril 2013, Carré A.-L. et Lagabrielle S. (dir.), Paris : Éd. Verre & Histoire, mai 2019, p. 109-118.
L’objet qui me retiendra ici est à la fois banal et précieux, quotidien et chargé de sens, anodin et central. Je veux parler du flacon destiné à recueillir les urines des patients, ou urinal, voué à jouer un rôle croissant au Moyen Âge dans la mesure où l’examen des urines du malade, sur lequel se fondait le diagnostic comme le pronostic, revêtit alors une place de plus en plus importante dans la consultation médicale. Cet objet qui s’immisça dans le triangle classique malade-maladie-médecin de l’Antiquité1, s’imposa à la fois comme emblème du médecin et comme symbole du patient — voire de la médecine2. Il est de fait très présent dans les sources iconographiques et textuelles, et en ce qui concerne l’archéologie, s’il est le plus souvent absent des chantiers de fouilles jusqu’au XIVe siècle, on ne l’a pas moins exhumé en plusieurs lieux, parfois même intact. En croisant les apports de l’archéologie, des images et de ce flacon-totem du corps et dont on se le procurait. On rappellera ensuite que dans l’Occident latin, la consultation médicale avait évolué de telle sorte que le patient pouvait ne pas être physiquement présent, mais représenté à la fois par le contenant de ses urines, et par le porteur de l’objet. C’est ainsi que les modalités de la consultation médicale laissèrent aussi une place à la tromperie et qu’autour de l’urinal put se jouer aussi un certain rapport de force entre patient et médecin3.
La plus ancienne illustration immortalisant un médecin et son urinal remonte au XIIe siècle : d’après Friedrich von Zglinicki, c’est celle qui figurait dans un manuscrit salernitain aujourd’hui disparu, le codex de Breslau (olim Stadtbibliothek, 1302)4. Par la suite, l’examen des urines fut représenté sur des supports divers, alors que d’autres gestes médicaux aussi courants que le toucher du pouls et surtout la saignée, qu’elle s’accompagnât ou non d’une observation du sang recueilli, inspira nettement moins les artistes5. Soulignons donc d’emblée que l’urinal et son contenu ne furent pas jugés indignes d’une représentation esthétique et que, dans les lettrines, en encadrement, ou en pleine page, l’humble récipient accompagna des textes très divers. Il n’est pas absent des traités de médecine, où il figure souvent dans une lettrine, et on en trouve aussi bien sûr dans les fameuses roues des urines, ces diagrammes présentant les différentes couleurs du fluide comme autant de flacons disposés en roue, du blanc au noir. Mais de nombreux ouvrages littéraires accueillent des images d’urinal en leur sein, de Lancelot du lac à l’Épître Othéa de Christine de Pizan [fig. 1], en passant par le Décaméron de Boccace, et notamment des écrits historiques : dans un témoin du Mare historiarum de Johannes de Columna illustré entre 1447 et 1455 par le maître de Jouvenel (ms. BnF, Lat. 4915), un urinal est représenté pas moins de quatre fois, dans des scènes représentant autant d’hommes illustres, Hippocrate (Alexandre, fig. 7), Auguste, Galien, et Galerius.
L’objet est souvent figuré dans la main d’un médecin appelé auprès d’un personnage alité, souffrant ou mourant6, tel Guillaume de Harcigny au chevet de Charles VI (fol. 164 du ms. BnF, Fr. 2646 [fig. 2]), un exemplaire des Chroniques de Froissart illustré à Bruges vers 1475 pour le bibliophile Louis de la Gruthuyse. Comme sur d’autres images, on y voit un médecin, de dos, se tenant, urinal en main, en face d’un lit dans lequel est couché un homme visiblement souffrant ; mais ce n’est pas une scène de consultation ordinaire. Le malade a une couronne, ou plutôt, sa couronne flotte au-dessus de sa tête, comme en apesanteur au-dessus de l’oreiller, et la miniature est censée donner à voir une entrevue entre le médecin et le roi Charles VI qui venait d’être frappé de démence, entrevue voulue par ses oncles qui en espéraient le début d’une cure.
L’objet est souvent figuré dans la main d’un médecin appelé auprès d’un personnage alité, souffrant ou mourant6, tel Guillaume de Harcigny au chevet de Charles VI (fol. 164 du ms. BnF, Fr. 2646 [fig. 2]), un exemplaire des Chroniques de Froissart illustré à Bruges vers 1475 pour le bibliophile Louis de la Gruthuyse. Comme sur d’autres images, on y voit un médecin, de dos, se tenant, urinal en main, en face d’un lit dans lequel est couché un homme visiblement souffrant ; mais ce n’est pas une scène de consultation ordinaire. Le malade a une couronne, ou plutôt, sa couronne flotte au-dessus de sa tête, comme en apesanteur au-dessus de l’oreiller, et la miniature est censée donner à voir une entrevue entre le médecin et le roi Charles VI qui venait d’être frappé de démence, entrevue voulue par ses oncles qui en espéraient le début d’une cure.
Des représentations d’urinal ornent également des livres d’heures : dès le XIIIe siècle, dans les Horae ad usum morinensem originaires de Picardie, l’urinal apparaît, comme dans de nombreux autres codices, dans l’encadrement, et le dessin n’est pas dénué d’humour, comme dans les marginalia de différents manuscrits dont la charge parodique est claire. En revanche, dans les Heures de Louise de Savoie comme dans les Grandes Heures d’Anne de Bretagne, la représentation de l’urinal est dotée d’une certaine solennité en tant que principal attribut des saints jumeaux Côme et Damien, traditionnels patrons des chirurgiens [fig. 3]. Mais le fameux contenant peut accompagner des représentations d’autres saints : saint Denis dans deux codices transmettant sa Vie composée par le moine Yves de Saint-Denis, ou encore la Vierge dans une miniature du début du XVIe siècle représentant « la Vierge chantée par Pierre Pèredieu ».
Les gravures des premiers incunables prirent le relais des miniatures, et dans les livres imprimés en Allemagne en particulier, ainsi l’Hortus sanitatis imprimé à Mayence en 14917 [fig. 4], on relève de nombreuses scènes d’uroscopie. Mais les images d’urinal qui nous sont parvenues ne sont pas cantonnées entre les pages des manuscrits ou des premiers livres imprimés : le thème gagna d’autres supports et dès le XIIIe siècle, dans la crypte de la cathédrale d’Anagni, par exemple, le fameux récipient figure sur une fresque représentant Hippocrate enseignant à Galien. Il peut également orner les façades d’édifices, comme le campanile du Dôme de Florence, où un basrelief d’Andrea Pisano représente la médecine incarnée par un praticien tenant un flacon, une matula à contre-jour [fig. 5]8. Enfin, le médecin tenant sa matula est aussi parfois représenté sur les miséricordes des stalles d’église, souvent de manière satirique : il revêt la forme d’un singe, symbole de vanité et de sottise, flanqué d’un renard, animal servant lui-même souvent à tourner en dérision le clerc, et cette association pouvait refléter les liens étroits entre l’état de clerc et celui de médecin à la fin du Moyen Âge. N’allongeons pas l’énumération : pour en voir et en savoir plus, le lecteur se reportera avec profit à l’étude de Friedrich von Zglinicki.
Dans ces différentes images comme dans de nombreux textes, un objet occupe donc un rôle central dans une scène codifiée de longue date, l’examen des urines ou uroscopie. Un récipient ad hoc était utilisé, mais alors que dans le monde byzantin, l’objet se présentait comme un récipient cylindrique, c’est un autre type de contenant qui devait se développer en Occident, pansu et doté d’un col9. La forme du vase était censée être celle de la vessie10, ronde à la base, de telle sorte qu’on pensait observer l’urine dans la position où elle se présentait à l’intérieur du corps. La forme pouvait en effet influer sur le jugement : ainsi dans un flacon trop large, si l’on avait peu d’urine, on ne pouvait rien dire de la situation des dépôts dans le liquide et inversement, un flacon trop étroit empêchait d’avoir la matière à suffisance. La taille de l’objet requérait donc toute l’attention, afin d’éviter toute déperdition d’urine. Sa transparence était quant à elle fondamentale : tous les auteurs recommandent un verre mince et blanc parfaitement translucide, ainsi qu’un flacon lisse, dépourvu de toute saillie susceptible d’altérer la transparence et, bien sûr, propre. Encore à la fin de la période considérée ici, le médecin italien Michel Savonarole († 1462) revient avec une extrême précision sur les conditions que doit remplir l’urinal, l’expérience lui ayant montré que nombre d’erreurs étaient nées du non-respect de ces critères. La matière du récipient doit être transparente, non colorée, afin de ne pas altérer la teinte de l’urine ; en d’autres termes, il doit être soit en cristallo, soit en verre blanc, mais en aucun cas d’une matière grossière à laquelle certains recourent « soit par avarice soit par pauvreté » ; le verre vert, notamment, est à proscrire, de même que le verre blanc épais, dans lequel le regard ne peut pénétrer avec la même subtilité11.
On recueillait le fluide de préférence le matin, « après le chant du coq » selon les termes des Epistulae pseudogaléniques du haut Moyen Âge12 : pendant le sommeil, comme le disait Isaac Israeli, se concentre ce qui se disperse ensuite à l’état de veille sous l’effet des cinq sens, et c’est pourquoi l’urine du matin passait pour la meilleure, ce que répètent la plupart de ses successeurs, sans oublier l’anonyme auteur des Cautèles des urines : « Si l’on apporte en même temps l’urine du milieu de la nuit et celle du matin, on se rappellera que la première est moins colorée ou digérée et que la seconde l’est davantage ».
Un temps de décantation était en effet requis : Avicenne estimait qu’il fallait l’examiner dans l’heure, sous peine de modification du sédiment, tandis qu’Isaac préconisait d’examiner l’urine à trois reprises, à une heure d’intervalle13. Elle devait reposer à l’abri du vent comme de la chaleur, qui pouvaient altérer son contenu. La lumière du soleil était fondamentale, mais elle ne devait pas pour autant frapper directement l’urine14. Au XIVe siècle, le médecin italien Gentile da Foligno († 1348) rappelle à son tour que le flacon doit être examiné dans un lieu ni trop lumineux ni trop obscur : si les rayons font face à l’observateur, il faut faire écran avec sa main en la plaçant devant, afin que la distinction des contenus s’opère mieux [fig. 6]15. Et un siècle après, Michel Savonarole décrit à son tour avec précision les gestes, notamment la position des doigts, qui doivent permettre au médecin d’apprécier l’épaisseur d’une urine16.
La fabrication de l’urinal
Henry Meige et à sa suite Camille Vieillard17 caractérisaient l’urinal comme « un accessoire dont l’usage semble avoir été fort répandu et dont il devait exister au moins un exemplaire dans toutes les familles de quelque aisance » — mais comment était-il fabriqué et comment se le procurait-on [fig. 7] ?
L’absence de l’urinal dans une étude sur la verrerie au Moyen Âge pourrait faire douter que le moindre témoin soit parvenu jusqu’à nous18, mais les travaux d’archéologues corrigent cette impression, puisqu’on a exhumé des urinaux médiévaux en plusieurs endroits, parfois intacts comme à Tuscania et Ferrare.
Marja Mendera, par exemple, a mis en évidence une production verrière utilitaire en Val d’Elsa depuis le XIIIe siècle au moins : entre le XIIIe et le XVe siècle, il y eut selon elle au moins neuf centres de production dans cette région et, dans la verrerie de Camporbiano, mentionnée en 1230, étaient produits « des vitres, des verres, des ampoules, des urinaux », qui étaient ensuite commercialisés par l’intermédiaire d’une boutique de San Gimignano19.
Sergio Nepoti a étudié pour sa part la production et la consommation de verre à Bologne aux derniers siècles du Moyen Âge20. Se fondant sur la teneur des statuts communaux dans leur rédaction de 1389, il relève que des orinali y apparaissent pour la première fois, à côté des inghistarie, des bocaliti et des ciati déjà cités dans les statuts précédents ; mais, alors que pour les bouteilles, les bocaliti et les verres, est envisagée la production de deux types de verre, vert et blanc cristallin, l’absence d’une telle précision concernant les urinaux l’invite à penser que le verre le plus couramment utilisé pour leur fabrication était vert. Est-ce à dire que les urinaux n’étaient pas aussi transparents que le recommandaient les médecins ? Ou qu’il faut se souvenir des deux sens du mot orinale ou urinalis dans les sources ? De fait, un contenant ainsi nommé pouvait aussi avoir le sens de « vase de nuit », et donc s’accommoder d’une matière non transparente : on peut donc émettre l’hypothèse que les orinali cum coperta, « avec revêtement », mentionnés dans les statuts de Bologne désignent des vases de nuit et pouvaient donc être en verre vert.
L’étude de J. Barrera, pour sa part, témoigne de la présence d’urinaux dans la verrerie très variée recueillie lors de fouilles de la Cour Napoléon du Louvre en 1984 et 1986 (verrerie domestique avec dominance de bouteilles et de verres, verres pour la distillation, verres pour la pharmacie, sabliers, urinaux, cloches, etc.), mais rien n’est dit de leur couleur : on relève seulement que la présence de verre incolore se fait de plus en plus importante à partir du XVe siècle21. Daniela Stiaffini, en revanche, a esquissé une typologie des matériaux vitrés du Moyen Âge dans laquelle les instruments de la pratique médicale ou pharmaceutique ont leur place, et il en ressort que les premiers témoignages matériels sur l’urinal ne laissent guère de place au doute : ce type de récipient était, à la fin du Moyen Âge en Italie, en verre incolore22.
En ce qui concerne cette fois la manière dont les patients se procuraient l’urinal, des textes, des inventaires après décès, des images témoignent du rôle joué par l’apothicaire comme pourvoyeur d’urinaux23, et il faut mentionner ici Diotaiuti de Cecco da Sassoletra, apothicaire à Imola, mort en 136724. Ses comptes d’apothicaire au sens propre du terme pour les années 1357-1367 font apparaître un grand nombre de produits fournis par ses soins, et des urinaux de trois types (« con la cassa », « con la gaiba », c’est-à-dire « panier à urinal », et « grosso ») figurent de manière régulière au milieu des chandelles, emplâtres, clystères, safran, bocaux divers, et parchemin qu’il tenait à la disposition de ses clients.
Modalités de la consultation
Le médecin observait la couleur du liquide, sa quantité, son degré de clarté, ses sédiments, le volume qu’ils occupaient et la manière dont ils se comportaient. Il appréciait également la viscosité de l’urine et sa consistance, sans oublier son odeur, voire son goût. Tous ces traits étaient rapportés aux symptômes de différentes maladies et la couleur (la gamme canonique en distinguait 19 ou 20, la couleur noire pouvant être comptée deux fois, selon qu’elle était précédée de la couleur verte, ou de la nuance livide25), en particulier, permettait un diagnostic sur les conditions des humeurs et de la digestion, donc un jugement sur la chaleur ou la fièvre du corps.
Au début du XIVe siècle, le médecin montpelliérain Bernard de Gordon préconisait pour sa part qu’on examine l’urine dans la maison même du malade26, mais les images suggèrent qu’on pouvait la montrer au médecin en des lieux divers. Il semble toutefois que le plus souvent, le vase était apporté chez le médecin [fig. 8]. Or une des particularités de la consultation uroscopique au Moyen Âge résidait dans la possibilité pour le patient de ne pas y être physiquement présent. Il était de fait souvent plus facile d’acheminer un flacon qu’un malade, et s’il n’était pas en état de se déplacer, le patient n’était représenté que par son urinal confié à un tiers qui pouvait être un serviteur, un parent, ou un ami. L’urinal fonctionnait comme une métonymie du patient, et c’est le porteur, éventuellement une femme, qui remettait l’urinal soigneusement protégé par un petit panier [fig. 9], et c’est lui – ou elle – qui fournissait des précisions sur l’état du malade, une fois que le médecin avait donné les premières conclusions de son diagnostic au vu de l’urine.
Ces modalités eurent plusieurs conséquences, et entre autres l’introduction d’un système de représentation double : ce sont désormais deux représentants de la personne, l’urinal-totem, ou l’urine signe du corps malade, et le messager porte-parole qui font face au praticien. La consultation médicale put ainsi très tôt se muer en jeu de rôles, si l’on en juge par le subterfuge mis en scène dès le XIIe siècle dans le Cligès de Chrétien de Troyes, où l’impératrice Fénice simule la maladie grâce à sa nourrice Thessala, qui prend les urines d’une femme mourante qu’elle fait examiner par trois médecins salernitains, ainsi bernés. La possibilité d’une consultation in absentia patientis ouvrait une brèche dans la relation de confiance, et au XVe siècle encore, le médecin padouan Michel Savonarole, conscient des possibilités de duperie qu’offrait le seul critère de la couleur, surtout en cas d’urine verte ou livide, recommandait au praticien de compléter son examen, notamment par la prise en compte du pouls du patient et de l’odeur de l’urine27 : la valeur de preuve de cette dernière étant somme toute relative, contrairement au pouls défini pendant des siècles comme « un messager qui ne ment pas »28.
C’est ainsi que jusqu’à une certaine époque, le flacon put avoir une double valeur de test : si le fluide devait révéler au praticien la nature des maux du patient, l’examen devait aussi permettre à ce dernier de s’assurer de la valeur de l’homme à qui il accordait sa confiance. De fait, de l’aveu même d’un Gabriele Zerbi († 1505) à la toute fin du XVe siècle, le médecin pouvait jouer un double jeu : un premier acte de la consultation avait lieu face à un public, et en tout cas en présence du malade, auquel le praticien tenait un certain discours ; le véritable examen de l’urine, selon les conditions requises, et l’analyse authentique des symptômes révélés par le liquide comme par le pouls devaient avoir lieu dans un second temps, sans témoin. Conscient que les patients sont demandeurs d’informations, Zerbi préconisait de jouer sur la dialectique entre présence et absence du malade pour maintenir un faux-semblant29.
Friedrich von Zglinicki a commenté pour sa part la charge humoristique dont pouvaient être dotées certaines représentations du médecin au flacon d’urine : l’ironie des danses macabres n’épargna pas le corps médical, et cet objet joue un rôle central dans de nombreuses variations grinçantes sur le thème « la mort et le médecin »30. Sans qu’on puisse en revanche y déceler une intention parodique, Buffalmacco, dans la fresque Il Trionfo della morte du Camposanto de Pise peinte vers 1343, a représenté un médecin ; comme sur d’autres images, il tient un livre dans une main et un flacon à moitié plein dans l’autre. Mais il est couché, au milieu d’autres cadavres fauchés par la mort, et l’artiste pointe à sa manière la vanité de la fameuse fiole : qu’importe désormais le flacon, s’il n’y a plus personne pour le voir ? La même idée de vanitas se dégage d’un Livre d’heures à l’usage d’Amiens (ms. Abbeville, B.M., 16) [fig. 10], où dans la marge gauche du fol. 20v est figuré un médecin tenant un urinal, et dans la marge inférieure, un crâne accompagné de la devise « morir convient ».
Somme toute, le traitement plaisant de ce topos en littérature, des auteurs de fabliaux aux novellistes italiens, procède peut-être d’une même intention31 : dégonfler par l’humour ces médecins forts de leur prestige et de leur prétention à l’omniscience potentiellement indiscrète, notamment en matière de sexualité, puisque l’examen des urines était également censé permettre de savoir non seulement si une femme était enceinte mais aussi vierge ou déflorée32.
En guise de conclusion
Aucun excretum, aucune matière produite par le corps ne semble avoir suscité, dans l’Occident médiéval, tant d’expressions figurées ou artistiques. Les représentations de la scène de la consultation, promise à une grande fortune dans la peinture encore au XVIIIe siècle, sont légion, et elles nous renseignent plus particulièrement sur l’image et le statut du médecin et ses relations avec des patients : peu de gestes de la pratique médicale, en effet, ont été non seulement si volontiers illustrés, mais également pensés et codifiés comme centraux dans la relation entre malade et praticien, et donc intéressant au plus haut point la déontologie médicale sur laquelle les écrits ne manquent pas. Tout au long de notre période, la mise en présence du malade et du médecin, et notamment l’entrée du praticien font l’objet de réflexions parfois dignes de metteurs en scène33. On se rend compte aussi que les possibilités de l’examen des urines étaient étendues, le médecin pouvant interroger le flacon sans la présence, voire sans l’accord du malade ; ainsi s’explique que dans certains cas, les relations entre patient et spécialiste prirent l’allure d’une mise au défi. Et l’on soulignera pour finir la dimension sensible, esthétique que put revêtir au Moyen Âge l’examen des urines — l’une des manifestations du corps les plus insignifiantes et pourtant les plus chargées de sens.
Laurence Moulinier-Brogi
Figures
Notes
1. ↑ Cf. D. Gourévitch, Le triangle hippocratique dans le monde gréco- romain : le malade, la maladie et son médecin, Rome, 1984.
2. ↑ Dans un manuscrit du Trésor de Brunetto Latini, l’urinal symbolise la « fisique », située en dessous du droit canon et au-dessus du droit civil : cf. P. Murray Jones, Medieval Medical Miniatures, Londres, 1984, fig. 21, p. 57.
3. ↑ Sur un certain nombre de thèmes que je ne peux qu’effleurer ici, on me permettra de renvoyer à L. Moulinier-Brogi, L’Uroscopie au Moyen Âge. « Lire dans un verre la nature de l’homme », Paris, Honoré Champion, 2012.
4. ↑ F. von Zglinicki, Die Uroskopie in der bildenden Kunst. Eine Kunst und medizinhistorische Untersuchung über die Harnschau, Darmstadt, GIT-Verl., 1982. Le plus ancien portrait d’un praticien identifiable serait celui de Grimbaldus en train d’observer l’urine du roi Henri, v. 1140, dans ms. Corpus Christi College, CCC 157, fol. 382 ; voir E. K. Kealey, Medieval medicus. A Social History of Anglo-Norman Medicine, Baltimore/Londres, 1981, p. 72.
5. ↑ Sur les rares représentations d’examens du sang qui nous sont parvenues, voir F. Lenhardt, « Zur Ikonographie der Blutschau », Medizinhistorisches Journal, 17, 1982, p. 63-77, et M. McVaugh, L. E. Voigts, « A Latin technical phlebotomy and its Middle English Translation », Transactions of the American Philosophical Society, 74, part 2, Philadelphia, 1984, p. 67.
6. ↑ Exemple de scène au chevet d’un mourant dans les Heures de Catherine de Clèves (Pierpont Morgan Library, ms. M. 917), cité par N. Siraisi, Medieval and Early Renaissance Medicine, An Introduction to Knowledge and Practice, Chicago/Londres, 1990, p. 180.
7. ↑ Ce compendium renferme un traité De urinis qui s’ouvre par une image représentant un groupe de médecins, dont l’un en train d’examiner le contenu d’un urinal (aujourd’hui Vatican, B. A. V., Stamp. Pal. II 581 ; reproduit dans Bibliotheca Palatina, Katalog zur Ausstellung vom 8. Juli bis 2. November 1986, éd. E. Mittler, V. Trost, M. Weis. 2 vols. Heidelberg s. d., p. 229). Voir aussi le portrait supposé de Gentile da Foligno dans une xylographie des Chroniques de Nuremberg, 1493 (reproduite dans Gentile da Foligno, Carmina de urinarum iudiciis et pulsibus, Un trattato trecentesco di nefrologia e cardiologia, éd. M. Timio, D. Di Lorenzi, Pérouse, 1998, tav. IX).
8. ↑ Voir à ce sujet A. Corvi, « La farmacia e le sue origini in Italia », Atti e Memorie dell’Accademia Italiana di Storia della Farmacia (AISF), anno X, n° 1, aprile 1993, p. 5-20, p. 15.
9. ↑ Voir à ce sujet L. G. Fine, « Circle of Urine Glasses : Art of Uroscopy » (With a translation of de Ketham’s « Fasciculus Medicinae »), American Journal of Nephrology, 6, 1986, p. 307-11.
10. ↑ « Ad vesicae formam », dit le texte latin d’Isaac Israeli, traduit au XIe siècle par Constantin l’Africain, Liber urinarum, IIa particula, éd. J. Peine, Die Harnschrift des Isaac Judeus, Leipzig, 1919, p. 15, l. 224.
11. ↑ Cf. Michaelis Savonarole de urinis summa, dans Practica canonica de febribus Io. Michaelis Savonarole, eiusdem de pulsibus, urinis, egestionibus, vermibus, balneis, Venise, 1552, fol. 111v.
12. ↑ Voir notamment H. Leisinger, Die lateinischen Handschriften des Pseudo-Galens, Zürich/Leipzig, 1925 (Beiträge zur Geschichte der Medizin, Heft 2).
13. ↑ Isaac, Liber urinarum…, IIa particula, p. 16, l. 245 : « unde tribus vicibus necesse est videatur ».
14. ↑ Ibidem, IIa particula, p. 15, l. 233 : « oportet ergo, ut, cum a vesica exierit, videatur, antequam ab aere corrumpatur, in loco lucido splendori solis opposito ».
15. ↑ Gentile da Foligno, Carmina de urinarum iudiciis et pulsibus. Un trattato trecentesco di nefrologia e cardiologia, éd. M. Timio, D. Di Lorenzi, Pérouse, 1998, p. 18.
16. ↑ Michaelis Savonarolis de urinis Summa…, fol. 118r.
17. ↑ Voir H. Meige, « Les urologues (documents supplémentaires) », Nouvelle iconographie de la Salpêtrière, n° 1, 1903, et C. Vieillard, L’urologie et les médecins urologues dans la médecine ancienne, Gilles de Corbeil, sa vie, ses œuvres, son Poème sur les urines, Paris, 1903, p. 126.
18. ↑ Le livre de Michel Philippe n’a que deux entrées concernant le « mobilier médical et pharmaceutique » et pas une seule pour l’urinal (M. Philippe, Naissance de la verrerie moderne XIIe–XVe siècles, Turnhout, 1998).
19. ↑ Voir M. Mendera, « Storia della produzione del vetro in Val d’Elsa tra XIII e XVII secolo », dans S. Ciappi, S. Viti Pagni (a cura di), Le vie del vetro. Per una storia tra Valdelsa e Valdarno, Calenzano, 1998, p. 41-54.
20. ↑ S. Nepoti, « Per una storia della produzione e del consumo del vetro a Bologna nel Tardomedioevo », dans R. Francovich (dir.), Archeologia e storia del Medioevo italiano, Rome, 1987, p. 321-333.
21. ↑ J. Barrera, « L’influence italienne sur la verrerie de la moitié Nord de la France », dans Archeologia e storia della produzione del vetro, Atti del convegno internazionale « L’attività vetraria medievale in Valdelsa ed il problema della produzione preindustriale del vetro : esperienza a confronto », Colle Val d’Elsa-Gambassi, 2-4 aprile 1990, éd. M. Mendera, Florence, 1991.
22. ↑ D. Stiaffini, « Contributo ad una prima sistemazione tipologica dei materiali vitrei medievali », Archeologia medievale, XII, 1985, p. 667-688.
23. ↑ Dans le ms. Besançon, B.M. 463, par exemple, un codex du XVe siècle qui contient le Livre de fisique d’Aldebrandin de Sienne, un dessin sur le premier folio représente un apothicaire remettant un flacon à un client qui fouille dans son escarcelle ; voir M. Nicoud, Les régimes de santé au Moyen Âge, Rome, 2007, 2 vols., p. 954.
24. ↑ Giornale di una spezieria in Imola nel sec. XIV, éd. S. Gaddoni, B. Bughetti, intro. a cura di A. Padovani, glossario a cura di A. Pancheri, indice a cura di S. Pratella, Bologne, 1995. Sur ce personnage, voir plus récemment A. Montford, Health, Sickness, Medicine and the Friars in the Thirteenth and Fourteenth Centuries, Aldershot, 2004, p. 197-198.
25. ↑ Le poème sur les urines du médecin français Gilles de Corbeil (m. v. 1224), qui eut une grande fortune, avait arrêté le nombre de couleurs signifiantes à 20, « bis deni urinam possunt variare colores » (voir Aegidii Corboliensis Liber de urinis, dans Carmina medica, éd. L. Choulant, Leipzig, 1826, v. 19).
26. ↑ Cité par C. Vieillard, L’urologie et les médecins urologues…, p. 166.
27. ↑ Cf. Michaelis Savonarole de urinis summa, dans Practica canonica de febribus Io. Michaelis Savonarole, eiusdem de pulsibus, urinis, egestionibus, vermibus, balneis, Venise, 1552, fol. 114ra.
28. ↑ Voir Haly Abbas, Liber regalis, trad. Étienne d’Antioche, Lyon, 1523, fol. 81ra, repris par de nombreux auteurs tout au long de la période.
29. ↑ Opus perutile de cautelis medicorum editum a clarissimo veronense philosopho ac medico magistro Gabriele de Zerbo, dans Practica nova Aggregatoris Lugdunensis domini Simphoriani Champerii de omnibus morborum generibus, Venise, 1522, fol. 21va-27vb, fol. 24v.
30. ↑ Voir J. Cheymol, Le mireur d’urines, Rueil-Malmaison, s. d. (Extrait des Annales médicales de Nancy, 11, 1972), p. 28, et F. von Zglinicki, Die Uroskopie in der bildenden Kunst…, p. 77 ss.
31. ↑ Sur l’ironie liée à ces représentations on verra aussi C. Vieillard, L’urologie et les médecins urologues dans la médecine ancienne…, p. 142.
32. ↑ Ne pouvant développer ici, je me permets de renvoyer le lecteur à L. Moulinier-Brogi, « Virginité, maternité et maux du corps féminin au prisme de l’uroscopie médiévale », dans C. McClive, N. Pellegrin (dir.) Femmes en fleurs, femmes en corps. Sang, Santé, Sexualités du Moyen Âge aux Lumières, Saint-Étienne, Presses de l’Université de Saint-Étienne, 2010, p. 21-36.
33. ↑ On me permettra de renvoyer ici à L. Moulinier-Brogi, « L’allure du médecin au Moyen Âge », PRIS-MA, Recherches sur la littérature d’imagination au Moyen Âge, tome XXVIII, 1 et 2, n° 55-56, janvier-décembre 2012, Allures Médiévales II. Essais sur la marche et la démarche, p. 75-91.